Genre : Nouvelle historique
Copyright Marjolaine Pauchet
Canis :
Naissance d’une amitié
(tome 7)
La petite louve avance au petit trot avec sa meute. Objectif : trouver une proie qui nourrira tout le monde.
Là, cette odeur, pas de doute, c’est celle d’un cerf.
Tous et toutes prennent sa direction, chacun alléché, déjà, par le déjeuner prochain.
Après quelques heures de piste, l’animal est en vue. Grand, fort, superbe… dangereux. Mais la meute en a connu d’autres et ne se laisse pas impressionnée.
La traque proprement dite commence. Le fatiguer, l’épuiser, jusqu’à ce qu’à bout de forces, il se rende de lui-même ou soit trop éreinté pour représenter une menace sérieuse. La technique est au point. Et bientôt, la meute donne l’assaut final.
Sous les crocs, la chair se déchire, l’os se brise, le cerf, encore vivant, hurle à réveiller les morts avant de les rejoindre, enfin.
La petite louve, sage, attend son tour : le couple dominant d’abord. Canis a le ventre vide et se pourlèche les babines devant le repas qui l’attend. Pourtant, pas une de ses pattes ne bougera tant que la carcasse ne sera pas sienne. Lorsque le moment vient, elle dévore à pleines dents ce repas si mérité.
Mais Canis en a assez d’attendre pour manger et surtout, elle en a assez d’aider ses parents à élever ses jeunes frères et sœurs. Elle veut être mère à son tour. Hélas, seuls ses parents, le couple dominant, ont le droit de se reproduire. Pour gagner ce droit, une seule solution : quitter la sécurité de la meute, partir, seule, en quête d’un compagnon avec qui elle fondera la sienne. Après tout, elle est douée pour la chasse et l’élevage des plus jeunes n’a plus aucun secret pour elle. Elle saura. Elle est prête.
Une fois tout le monde repus, la troupe repart en direction du terrier et à mi-chemin, Canis bifurque, quitte les pas de celui qui la précède et s’en va, seule. Le soir venu, elle a atteint la limite du territoire. Qu’y a-t-il au-delà ? Elle l’ignore. Jamais elle ne l’a vu, jamais elle n’a franchi la frontière.
Trois lunes passent. La petite Canis a maigri, ses côtes sont saillantes. Chasser en meute est une chose, chasser seule en est une autre. Elle n’aurait jamais pensé qu’il soit si dur de vivre seule.
Un jour, elle trouve une meute. Celle-ci, agressive, la repousse sans ménagement. Le message est clair : si elle approche, elle sera tuée. Pourtant, la faim et le manque de compagnie la taraudent tant qu’elle reste à proximité.
Canis est en chaleur. Les mâles de la troupe le sentent. Les femelles aussi. Tandis qu’elle est en train de copuler, la dominante se rue sur elle avec fracas. Les deux partenaires, toujours liés dans l’acte, fuient comme ils peuvent. Et quand enfin ils se libèrent l’un de l’autre, le mâle, loin d’être aussi attiré que Canis par l’idée de quitter sa meute à son tour, la rejoint, penaud pour sa mère qui consent à le reprendre.
Canis est toujours seule. Canis a toujours faim. Et Canis est enceinte. Arrivera-t-elle à fonder cette meute ?
Une nouvelle lune a passé. Canis n’est plus enceinte. La faim était trop forte, les embryons n’ont pas tenu.
Et puis, son flaire infaillible détecte une carcasse, non loin. Elle s’approche, discrète. Si d’autres prédateurs la nettoient déjà, elle aura peu de chances d’avoir l’avantage.
Et des prédateurs sont bien à l’œuvre. Mais ceux-là sont bizarres. Elle en a déjà vu de loin, jamais d’aussi près. Ils n’ont pas de poils, marchent sur leurs pattes arrière et portent comme des peaux sur leur peau. Non, Canis n’a jamais vu pareil animal. Aucun, à sa connaissance, n’est plus étrange.
La petite louve garde son sang-froid. Elle sait que cette bête-là, aussi bizarre soit-elle, est dangereuse. Même les ours s’en méfient. Non, Canis ne doit pas s’approcher.
Elle a si faim pourtant. Et la carcasse qu’ils sont en train de découper est si belle. Ils ont beau être nombreux, elle pourrait bien en prendre une bouchée ou deux. Canis attend la nuit.
Lorsque la pénombre se fait et que, les étranges animaux sur deux pattes tournent auprès du feu en tapant sur des peaux tendues, elle approche à pas feutrés, à pas de louve. Nul ne la voit et elle repart avant d’être prise, un beau morceau dans la gueule.
Le lendemain, elle dort dans un fourré lorsqu’un bruit la réveille : trois membres de l’espèce sans poils passent à côté d’elle sans la voir, ramenant avec eux une nouvelle carcasse.
Ces animaux-là sont vraiment de redoutables chasseurs.
Une fois le danger écarté, elle s’éloigne discrètement et tombe nez à nez avec un autre loup. Un mâle. Seul, à l’évidence, les côtes aussi saillantes que les siennes, attiré-là par la même idée, la même odeur de repas.
Tous deux se reniflent, font connaissance. Chacun a faim, de société autant que de nourriture. Les joutes amoureuses démarrent bien vite. Mais cette fois, Canis n’est pas en chaleur, le mâle devra attendre s’il veut s’accoupler avec elle. Qu’importe. C’est ainsi que commence un clan et chasser à deux est plus facile que de chasser seul.
Ils partent en quête d’une proie. Cependant, deux, ce n’est pas encore suffisant pour s’en prendre à des cerfs ou à d’autres grands animaux. Au soir, enfin, ils tombent sur une harde de sangliers et en isolent un. Rien ne se passe comme prévu : la faiblesse des loups ne leur permet pas d’esquiver la riposte de l’animal avec efficacité. La défense du sanglier se plante dans le flanc du compagnon de Canis. Elle-même est blessée à la patte.
Douloureux, ils s’en retournent en courant.
La chasse devra attendre plusieurs jours, le temps de guérir. Mais comment guérir, quand pour cela il faut manger, que pour manger il faut chasser et que pour chasser, il faut avant tout guérir ?
Canis et son mâle retournent vers le campement des animaux sur deux pattes. Cette nuit, ils chiperont de la nourriture.
Le chapardage se passe bien et à nouveau, personne ne les trouve.
Un jour, alors qu’une vieille est laissée seule au camp avec les jeunes pendant que les autres marcheurs sur deux pattes sont partis en quête de nourriture, les loups, moins effrayés par ce petit groupe sans animal fort, s’approchent.
La vieille les aperçoit. Elle tente de les faire fuir avec un rondin enflammé. Les loups s’éloignent un peu, puis reviennent. La faim les tenaille, l’occasion est trop belle. Comment sauver les petits dont elle a la charge ? Sans réfléchir, elle leur lance une part du gibier qu’elle gardait pour nourrir les rejetons. Il vaut mieux qu’ils aient faim, plutôt qu’ils nourrissent les loups. Ce geste a du génie : Canis et son compagnon ainsi distraits se repaissent sans plus un regard pour les bambins ou pour la vieille. Le lendemain, elle recommence. Et le soir, enfin, les autres membres de la troupe reviennent et les loups se sauvent.
Cette fois, ils sont tous deux repus et s’ils ne sont pas encore guéris ni assez forts pour repartir en chasse, ce semblant de vigueur retrouvé déclenche les chaleurs de Canis.
Peu à peu, les loups prennent l’habitude de s’approcher pour quémander de la nourriture. Les marcheurs sur deux pattes sont d’abord surpris par ce comportement incongru et en rient. Faut-il leur donner cette viande si dure à chasser ? Ne risquent-ils pas, une fois guéris, de les attaquer ?
Jamais on ne nourrit un concurrent de chasse. C’est la règle. Ils tuent même les louveteaux quand ils trouvent un terrier.
Pourtant, le danger ne semble pas bien grand et ce d’autant plus que la contrée est giboyeuse. C’est entendu, les marcheurs sur deux pattes décident de ne pas tuer les loups, mais ils ne les nourriront pas non plus.
Le lendemain, tout le monde lève le camp pour aller plus bas, dans la vallée, près d’un guet. Les troupeaux en migration devraient bientôt passer là. De loin, les deux loups suivent.
Canis attrape un lièvre qu’elle refuse de partager avec son mâle : elle est enceinte. Il lui faut manger plus que d’ordinaire. Interdit et peut-être aussi vexé, il s’éloigne. Il n’a pas encore repris assez de forces pour se battre contre elle.
Lorsque les bovidés approchent de la rivière, tout le monde se met en position, prêt à en tuer autant que faire ce peu. Autant de viande d’un coup assurera la subsistance du groupe pour plusieurs mois.
Mais alors que l’un des chasseurs lance sa sagaie sur un jeune, la mère le charge, furieuse. Il attrape une autre sagaie, vise, la manque. Une autre encore, elle fuse, lui taillade l’oreille, rien ne semble l’arrêter. Les autres membres de la troupe ont à peine le temps de réagir que les deux loups se jettent sur le bovin en charge et tous ensemble, canins et humains, parviennent à l’arrêter. Cette fois, le message est clair : Canis et son compagnon appartiennent à la meute et blessés encore, ils ont risqué leur vie pour avoir droit à leur part du butin.
Il faudra encore du temps pour que les uns et les autres s’apprivoisent. De cette union sans précédent naîtra une amitié qui peuplera la Terre et changera aussi bien les descendants de Canis que la marche des descendants de Mater qui ne seront plus jamais seuls.