La lignée de Mater : des traits et des mots

Genre : Nouvelle historique

Copyright Marjolaine Pauchet

Plage de galets

La lignée de Mater :

Des traits et des mots

(tome 9)

Thobée est triste. Il voudrait être prêtre, consacrer sa vie à la réalisation de peintures ou d’œuvres d’art destinées à faire le lien entre les mortels et les dieux. Mais son père en a décidé autrement. Il est convoyeur de bétail et de marchandises. Il va, d’un village à l’autre, d’une vallée à l’autre pour échanger ce dont les habitants ont besoin. Thobée, déjà, marche avec lui, jour après jour.

Des panses ficelées, colorées par deux. Une rouge pour Colob, une rouge pour lui, une beige pour Bighréat, une beige pour lui. Une jaune pour Sulidas, une jaune pour lui. Dans chacune, des galets, chacun correspond à une tête de bétail, un épi de blé, une lame de hache… Quoi qu’on lui ait confié, cela peut se compter en galets. Thobée déteste ça. Même à prendre de petits galets pour économiser les panses et les lanières, elles finissent toujours par céder.

Et puis les marches interminables par tous les temps, les prédateurs aux aguets à toujours déjouer le lassent plus qu’il ne saurait le dire.

Pourtant, son rêve ne sera pas sa vie. Sa vie, c’est son père qui en décidera. Il ne lui vient pas l’idée de voir les choses autrement. De les faire autrement encore moins. Alors il dessine dans sa tête toutes les belles choses qu’il voit en marchant. Le soir au coin du feu, son doigt ou un bout de bois lui servent à leur tour de pinceau pour enivrer la terre des beautés croisées durant la journée ou bien nées dans son esprit. Son père s’en désole et s’en agace. Thobée n’est pas attentif. À toujours vivre dans sa tête, il ne prend pas garde à la chèvre qui s’éloigne du troupeau ou au mouvement suspect dans les fourrés.

L’autre jour, il a glissé et a failli se casser la jambe parce qu’il ne regardait pas où il allait. Qu’est-ce que son père aurait alors fait d’un fils boiteux ? Thobée doit grandir dans sa tête avant de partir seul sur les chemins. C’est une certitude. Pour tous.

Ce matin-là, alors qu’ils amènent des chèvres dans l’autre vallée et qu’ils ont tous deux bivouaqué auprès d’un cours d’eau, Thobée réunit les affaires tandis que son père compte les bêtes. Au moment même où il prend la panse, celle-ci se déchire et libère son précieux contenu. La plupart des galets s’écrasent lourdement au sol, mais d’autres tombent dans l’eau ou y roulent tout droit. Thobée n’a le temps d’en rattraper aucun. Comment faire ? Combien sont perdus ? Il plonge les bras dans l’eau fouille la vase, en retrouve trois. Et les autres ? Son père sera furieux. Sans compter que la panse est irrécupérable. Thobée visualise encore et encore le moment fatidique dans sa tête afin de savoir combien de galets sont perdus. Trois, cinq, sept ? Rien à faire, il ne parvient pas à s’en souvenir. Il les a pourtant compter hier. Il ferme les yeux, les recompte en esprit.

Puis, une idée lui vient : il décide de dessiner les galets un à un. Ou bien les chèvres peut-être ? Non, les galets, ce sera plus simple. Celui qui avait cette belle couleur rouille, celui d’un gris pur et uni, celui qui avait la forme d’un pétale de fleur, celui qui avait… Oui, tous les galets lui reviennent ainsi en mémoire et alors que son père arrive pour lui demander de confirmer le nombre de bêtes, Thobée jette un œil au sol, compte les dessins de galets : quatorze !

Mais son père n’est pas dupe. Pourquoi regarde-t-il le sol et pas dans la panse ? Thobée montre ce qu’il reste du vieux sac déchiré et explique. Il est sûr de lui, il y avait quatorze galets en tout et donc quatorze chèvres. Pourtant, son père ne veut rien entendre. Comme prévu, il est furieux. Ces jolis dessins ne remplaceront pas les galets. Thobée doit faire plus attention.

Ils repartent dans un silence lourd de reproches. Par chance, le père de Thobée a bien réuni quatorze chèvres. Mais le jeune garçon va devoir grandir et abandonner une bonne fois pour toute ses idées de dessins.

Arrivés dans la vallée, ils échangent les animaux contre deux cents épis d’un beau blé bien jaune, puis repartent dans l’autre sens. Deux cents épis. Donc deux cents galets… Et lorsqu’ils sont de retour auprès de l’ancien propriétaire des chèvres, le père de Thobée explique. La panse était vieille et n’a pas tenue. Mais il y en avait quatorze, il s’en souvient, il en est sûr ! L’homme a bien quatorze galets dans sa propre panse, mais il y a un petit trou sur le côté. Des galets sont peut-être tombés. Il affirme qu’il y en avait quinze. Thobée et son père savent que cet homme ment. Mais comment le prouver sans les galets. Ils s’étaient entendus sur douze épis de blé par chèvre. À présent, c’est douze épis de blé en moins pour eux.

La colère du père de Thobée contre son fils revient. À défaut de pouvoir s’en prendre à l’homme, il s’en prend à Thobée qui a perdu les galets.

Thobée, ce soir-là, mangera et dormira à l’écart. Seul, pensif, il dessine au sol. Sa tête est pleine de galets, pleine de cornes à compter, de pattes à dénombrer. Alors, machinalement, sans y penser, il représente des cercles et des traits.

Un trait, une patte, une corne. Un trait, un. Un trait, un. Les mots martèlent son esprit jusqu’à ce qu’ils ne veuillent plus rien dire. Les traits s’alignent, se multiplient. Il lui faudra la soirée pour que lui vienne l’idée d’associer un sens aux traits qu’il dessine. Plus de galets, mais des tablettes d’argile pour inscrire les comptes, tenir les registres. Thobée vient d’inventer l’écriture. Bientôt les linéaires A, puis B. Désormais, les lointains descendants de Mater pourront écrire leur propre histoire.

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