Genre : Nouvelle historique
Copyright Marjolaine Pauchet
La lignée de Mater :
pas de fumée sans feu
(tome 4)
Jouk est le meilleur tailleur de silex de sa troupe. Fier de son savoir, il l’enseigne avec patience à sa fille. Un jour, elle sera aussi douée que lui. Elle a hérité de ses mains. Comme lui, elle caresse les cailloux, voit ce qu’ils deviendront, elle les comprend sous la pulpe de ses doigts. Oui, un jour, Fige sera une grande tailleuse. Pour l’heure, c’est encore à Jouk que revient la charge de faire naître la pointe de sagaie, le rasoir, le racloir, le couteau, etc. de la pierre ronde qui cache en elle l’un ou l’autre de ces trésors.
Cependant, le moment ne se prête guère à l’enseignement. Fige regarde son père en silence. Elle apprend aussi beaucoup comme ça. Aujourd’hui, il n’a pas le temps d’être patient ou de montrer. Kodil et Mita doivent rendre visite au groupe de la vallée voisine : il fait froid. Très froid. Et il n’y a pas assez de peaux pour que tout le monde ait chaud. Kodil et Mita veulent proposer un échange : les silex de Jouk contre des peaux bien chaudes, que tout le monde puisse survivre à l’hiver. Mais les doigts de Jouk sont gelés. Même lui n’arrive à rien. Les pierres aussi ont froid : elles ne se brisent pas comme il faut. Inlassable, il souffle dans ses mains pour les réchauffer et recommence. Fige est impressionnée par la ténacité de son père. Elle veut être importante pour la tribu, comme lui.
Sa mère l’appelle : il faut racler une peau. Fige arrive, se saisit de la peau. Cette dernière est trop lourde pour l’enfant qui ne peut la bouger. Kodil à côté la voit en peine et soulève pour elle la fourrure, puis la pose sur le bas du tronc de l’arbre qui monte en pente douce vers le ciel, poils contre l’écorce. Fige remercie et s’installe. Il n’y a rien qu’elle aime moins que le raclage. L’air est sec, il fait froid, tous les morceaux de chair encore accrochés sont aussi secs que l’air, aussi glacés que la pierre. Le geste est d’une monotonie édifiante. Au moins, il lui donne chaud et tout en raclant, elle laisse son esprit vagabonder. Vers les animaux de la vallée, vers la grotte au torrent, vers l’été, vers son père. Elle regarde si la bosse du terrain l’empêche de le voir. En se dressant sur ses jambes peut-être ? Oui ! Ça y est, elle le voit ! Elle adore son père, elle est fière d’être la fille de Jouk, du tailleur. N’est-ce pas grâce à tout ce qu’il crée de ses mains que tous mangent et se vêtent, qu’elle-même racle en ce moment même ?
Prise dans ses pensées, son esprit à mille lieues de sa tâche, cela fait un certain temps maintenant qu’elle racle le même endroit. Sans qu’elle s’en rende compte, le racloir a déchiré la peau, atteint les poils, puis l’écorce de l’arbre. Sa mère enfin la voit faire et la reprend furieuse. Ne manquent-ils pas assez de fourrures ? A-t-elle trop chaud pour en détruire une de la sorte ? Fige s’en veut. Elle décide d’aller aider Mita à chercher des bâtons longs en forêt pour faire des sagaies, mais la jeune femme n’a pas besoin d’aide.
Personne ne veut voir Fige. Elle a détruit une peau qui aurait tenu chaud. Elle qui voulait aider, qui voulait servir à la troupe comme son père. Lui en train de tailler des silex pour les échanger contre ce qu’elle vient de détruire. Il va devoir en tailler plus encore pour compenser ses bêtises. Fige s’isole, triste. Dis donc, c’est vrai que racler lui tenait chaud. À présent, la voilà qui a froid. De nouveau…
Voilà trois jours que Mita et Kodil sont partis dans l’autre vallée. Ils reviennent enfin. Pourtant, la troupe n’est pas heureuse de les voir. Certes, ils sont sains et saufs, c’est une bonne chose, mais la panse de gnou cousue en poche qui contenait les silex est toujours pleine. Ils ne ramènent pas une peau. Cette année a été mauvaise aussi pour le groupe voisin. Il n’ont pas plus de fourrures qu’eux. Ou si peu… Trop peu en tout cas pour les échanger, même contre les précieux silex de Jouk.
Tant pis. Il faudra faire avec le froid, avec les peaux qu’on a déjà, avec celle trouée par Fige. Et tous se serrent les uns contre les autres pour avoir moins froid. Elle a l’impression de s’en vouloir bien plus que le reste de la troupe ne lui en veut. Alors, comme pour se punir elle-même, elle s’isole encore. Elle ne tient pas à sentir sur elle les regards accusateurs et les reproches. Elle a bien assez des siens.
Pourtant, s’éloigner est stupide. Pire, cela peut être mortel. Il faut de la chaleur. Alors Fige souffle dans ses mains. Rien n’y fait. Elle grelotte. Elle repense au racloir. Elle déteste racler. Mais elle avait eu chaud. Un peu. Elle attrape la pierre taillée par son père, pas le racloir de l’autre fois. Non, un émoussé, pour ne pas user inutilement l’autre. Elle a fait assez de bêtises comme ça. Puis elle prend n’importe quoi, ce qui lui tombe sous la main. Elle ne veut rien confectionner, elle veut se réchauffer. Ce gros champignon sec fera l’affaire. Elle racle, elle racle, elle racle…
Ce geste qu’elle déteste, mais qui lui tient chaud, ce geste qui lui a valu la fureur de sa mère et de tout le groupe. Elle racle. Elle frotte le champignon qu’elle a pris sur l’arbre à l’aide du vieux racloir qui ne racle plus rien. Bientôt, ses muscles produisent de la chaleur et elle a moins froid. Pourtant, elle ne s’arrête pas. Sitôt son geste stoppé, elle grelottera de nouveau et il faudra se réchauffer auprès des autres. Alors elle frotte. Elle frotte, elle frotte… Une légère fumée blanche commence à s’échapper du champignon. Fige l’aperçoit et fait un bond en arrière de stupeur. D’où cette fumée vient-elle ? Il n’y a pourtant pas de feu. Elle disparaît presque aussitôt et Fige, lassée, retourne enfin auprès des siens.
Du coin de l’œil, Jouk, en père attentionné, a surveillé sa fille. Elle a produit de la fumée. Comment cela se peut-il ? Il a vu toute la scène aussi bien que s’il avait été près d’elle. Seul le feu sait produire de la fumée. Il sait que le feu fait mal, très mal : il brûle. Mais s’il brûle, c’est qu’il produit de la chaleur, beaucoup de chaleur. Assez pour réchauffer toute la troupe. Serait-il possible de créer du feu ? Non ! C’est pure folie que de croire ça ! Tailler une pierre est une chose, mais produire du feu ? Jamais aucun être humain ne saura accomplir pareil prodige ! Et pourtant cette fumée… Cette fumée… Comment est-ce possible ? Cette idée est trop étrange, trop absurde, il la chasse de son esprit et va découper des bouts de viande de la carcasse qui repose sur une branche de l’arbre.
Pendant qu’il mange, il pose son bout de viande au sol et se frotte les mains pour les réchauffer. Et là, un éclair lui vient : il a frotté ses mains l’une contre l’autre et cette friction a produit de la chaleur. Jouk sait qu’en été, quand il fait trop chaud et trop sec, un rien peut embraser la plaine. Alors peut-être que… Il reprend sa viande et réfléchit tout en mâchant. La friction produit de la chaleur. Le feu produit de la chaleur. Quand il fait chaud et sec, il y a du feu. Le feu brûle, oui, mais le feu réchauffe aussi. Cette fois, il veut en avoir le cœur net. Il attrape le champignon qu’a pris Fige, s’éloigne un peu de l’arbre dans un réflexe qu’il juge arrogant tant son idée est folle. Puis, il appelle sa fille. Après tout, c’est elle qui a fait de la fumée. Mais le racloir, même vieux et émoussé n’est pas ce qu’il faut. Il écrase là où il faut chauffer. Jouk explique ce qu’il veut faire à Fige. Elle pense que son père se fiche d’elle. Pourtant, elle joue le jeu, trop heureuse d’être pardonnée.
Ils essaient d’abord de frotter le champignon à mains nues, rien n’y fait, cela ne marche pas. Ils tentent ensuite des cailloux non taillés. Toujours pas. Un bout de bois sec peut-être ? Bof. Pas pratique. Et à la verticale ? Plus pratique, certes, mais plus efficace ? Jouk éclate de rire devant cette idée saugrenue de Fige. La pointe se plante dans le champignon et Jouk embrasse tendrement sa fille sur le front pour saluer l’essai et la bonne volonté. Mais Fige est vexée. À présent prise au jeu pour de bon, elle attrape une future sagaie qui n’a pas encore de pointe. Voilà au moins un bâton qui ne se plantera pas. Elle frotte, elle frotte, elle frotte. Son père pose ses mains sur les siennes pour la réchauffer et frotter avec elle, convaincu par l’échec de la méthode, par le soutien à sa fille. Bientôt, une petite fumée apparaît. Fige est émerveillée. « Ne t’arrête pas. » lui souffle Jouk.
Quelques minutes plus tard, les membres de la troupe qui n’ont rien perdu de l’instant père-fille qui vient de se dérouler sous leurs yeux, s’approchent sans comprendre du feu qui a jailli du champignon, qui a jailli des mains de Fige et Jouk. Quelques minutes encore et le feu s’éteint. « Pourquoi ? » demande Fige aussi surprise que déçue. Son feu est-il plus faible que les feux qui naissent des éclairs et des chaleurs d’été ? Sa mère la prend dans ses bras pour la rassurer : comme elle, comme eux, le feu meurt s’il ne mange pas. Il faut le nourrir, explique-t-elle. Fige regarde alors la carcasse qui pend de l’arbre. Sa mère rit : non, le feu n’a pas besoin de manger leur proie. Fige part chercher un autre champignon, il y en a tant, ce n’est pas difficile et le reste de la troupe attrape de quoi nourrir le feu. Mita tend elle-même un bout de bois à Fige. « Tiens, celui-là n’est pas pointu. » dit-elle. Fige remercie et sous les yeux de la troupe et de son père qui la laisse faire, elle recrée du feu.
Grâce à la nourriture qu’on lui apporte, il dure et réchauffe tout le monde. Bientôt, Kodil qui a faim descend ce qu’il reste de la carcasse dans l’arbre. Il était temps : juste au-dessus du feu, un peu plus et il la dévorait à son tour. Chacun prend sa part. Mais cette viande-là est étrange. Elle n’a pas le même goût que d’habitude, elle est plus facile à mâcher et à digérer.
Grâce au feu, la lignée de Mater pourra créer de nouveaux outils, avoir chaud même en hiver, se protéger des prédateurs et cuire ses aliments. Plus digestes, ils causeront moins de maladies. Grâce au feu, les descendants de Mater vivront mieux, plus longtemps, leurs troupes grandiront en nombre et leur cerveau en taille. Ils pourront désormais s’étendre plus loin, plus vite.