Genre : Nouvelle historique
Copyright Marjolaine Pauchet
La lignée de Mater :
une précieuse invention
(tome 3)
Tumi et les siens observent avec discrétion des antilopes se désaltérer à un point d’eau.
Ils se sont positionnés de façon stratégique pour augmenter leurs chances de réussite. Voilà cinq jours que le groupe n’a rien mangé. Kita et Ru sont grosses. Le ventre de Kita, surtout, est lourd. Si lourd qu’elle ne participe plus à la chasse. Il reste peu de lunes avant sa délivrance. L’une comme l’autre ne peuvent se permettre de rester plus longtemps sans manger. Dumaï qui allaite, n’aura quant à elle bientôt plus de lait pour son bébé.
Pour l’avenir de la troupe, cette chasse doit réussir. Ils ne peuvent revenir au camp sans nourriture. Une antilope va devoir mourir aujourd’hui pour que ce groupe appartenant à la lignée de Mater puisse vivre. Mater… qu’elle est loin. Presque aussi loin que Celui qui barrit. Depuis la naissance des mots, ces singes étranges qui marchent debout, se nomment et le disent ne sont plus des mâles et des femelles, mais des hommes et des femmes. Ainsi, ils se voient et se pensent autres.
Mais tout ceci est bien loin des considérations de Tumi. Pour l’heure, elle est concentrée corps et âme sur la chasse. Elle sait par cœur ce qu’elle a à faire. Comme chaque membre du groupe, elle s’est placée en conséquence. Un grand bâton dans chaque main, c’est à elle de lancer l’assaut. Les autres sont armés de pierres qu’ils jetteront sur leur cible. Une des antilopes boite légèrement. Une faiblesse presque imperceptible de la patte avant gauche. Elle jette un œil aux autres pour s’assurer que tous l’ont repérée.
C’est bon.
D’un coup, elle se lève en criant et en agitant les bras, bâtons au-dessus de sa tête pour paraître plus terrifiante. L’effet est immédiat : toutes les antilopes fuient. Aucune ne cherche à savoir quel est cet étrange et terrifiant animal : il faut sauver sa peau.
Tumi poursuit l’antilope blessée tout en continuant ses cris et ses gesticulations. La bête court plus vite et distance la jeune femme. Alors surgit Chouan d’un fourré, le jeune homme lui aussi armé de bâtons qu’il brandit terrifie l’animal à son tour et le ramène dans la direction souhaitée. Et voilà les autres membres du groupe qui sortent de leur cachette et jettent sur la proie les pierres qu’ils avaient préparées. Rompus à l’épreuve, ils font mouche presque à chaque fois. La peau se déchire, des os se brisent. Bientôt, l’antilope est à terre. Il est temps de lui donner le coup de grâce. Totogi s’approche. C’est l’homme le plus fort de la troupe. Il lève au-dessus de sa tête une lourde pierre. Si lourde que même Chouan ne pourrait la porter. Il s’apprête à fracasser le crâne de l’animal. Mais des hyènes, attirées par les cris de la chasse et les cercles qu’effectuent déjà les vautours dans le ciel se ruent sur eux. Elles sont nombreuses. Trop nombreuses pour que la troupe ait une chance. Pourtant ils doivent manger ! Cette proie est la leur ! Ils ne l’abandonneront pas ! Sans l’antilope, Kita, Ru et Dumaï perdront leurs bébés.
Totogi se détourne de l’antilope pour jeter sa pierre vers les hyènes. C’est un mauvais calcul : le caillou était trop gros, trop lourd. Il tombe lourdement à quelques mètres à peine. Les chapardeuses ralentissent l’allure quelques instants, esquissent un léger détour avant de revenir aussi vite et aussi décidées qu’au début. Chacun récupère à terre les pierres plus petites qui ont servi à la chasse et les jette sur les ricaneuses en approche, mais elles sont trop nombreuses. Tumi, toujours ses bâtons en main, les lance aussi, sachant qu’ils ne feront rien. Que faire de plus ?
Mais elle a tort : l’un des bâton se plante profondément dans l’épaule d’une des hyènes qui pousse un cri et s’effondre aussitôt.
Les chapardeuses ne renoncent pas pour autant. Malgré l’insistance et la volonté du groupe, l’antilope est perdue. Les hyènes ripaillent bientôt sous les yeux de Tumi, Dumaï, Chouan et les autres, retranchés dans un trio d’arbres proche. À la nuit tombée, elles s’éloignent enfin et les membres de la lignée de Mater peuvent descendre de leurs branches. Ils auraient pu partir pour de bon, abandonner la place lorsqu’il leur a fallu abandonner l’antilope, cependant ils n’ont pas tout perdu : les hyènes ne sont pas cannibales et n’ont pas touché au cadavre de leur sœur. Les vautours, certes, se sont servis. Mais il en reste. Du moins, il en restera s’ils parviennent à chasser les derniers volatiles à s’activer dessus.
Totogi prend alors les restes de l’animal sur ses épaules et tout le monde rentre au camp. Il n’y aura pas assez de nourriture pour tout le monde, mais il y en aura assez pour Kita, Ru et Dumaï. Les plus jeunes enfants auront aussi leur part. Les autres membres du groupe mangeront des racines, des baies et attendront une chasse plus fructueuse.
Les jours qui suivent, bien que son ventre ne la laisse pas en paix, Tumi réfléchit au déroulé de la chasse. Le bâton qu’elle a lancé, toujours planté dans la carcasse lorsque Totogi l’a ramassée accapare ses pensées. Tombé sur le chemin du retour, elle l’a ramassé et l’observe maintenant avec attention.
Elle sait que le bois peut faire mal. Son petit frère est mort lorsque, s’abritant tous d’un orage sous un arbre, une lourde branche a cassé et lui est tombée sur la tête. Comme tous, elle a déjà eu des échardes dans les doigts. Mais jamais elle n’aurait songé qu’un bâton puisse se planter comme une simple écharde, que cela pourrait être une arme.
Le bois pourrait-il servir, lors des chasses, non pas juste à effrayer, mais aussi à tuer ?
Soudain, elle décide d’en avoir le cœur net. Elle se lève, gratte la terre pour créer un monticule meuble de la hauteur d’un genou. Son ventre gargouille, il dit « non ». Elle a faim. Pas d’effort qui ne serve à le remplir. Elle le fait taire. Elle veut savoir. Puis elle va ramasser plusieurs bâtons dans la forêt deux, trois, quatre, etc. Tous de tailles et de formes différentes.
Elle les ramène au monticule et les lance un par un dessus. Certains se plantent, d’autres non. Lorsqu’elle les a tous jetés, elle va les chercher et recommence, améliorant chaque fois son geste, comprenant chaque fois un peu plus.
Lancer le bout qu’on veut planter en avant. Plus celui-ci est pointu, plus les chances de réussites sont grandes. Chouan vient la voir, curieux. Il aime bien Tumi. Elle est maligne. Elle a déjà trouvé de bons abris pour la troupe. Et cette idée de brandir des bâtons en l’air lorsqu’on chasse pour paraître plus grand, faire peur, prendre moins de risques, son idée, déjà. Chouan aime bien Tumi. Il comprend ce qu’elle cherche, s’assoit et observe. Quand elle aura trouvé, elle montrera aux autres membres du groupe et alors ils pourront se défendre contre les hyènes, les fauves et même chasser des proies plus efficacement. Peut-être en prenant moins de risques.
Après de nombreux essais, Tumi vient s’assoir à côté de Chouan. Elle lui raconte ce qu’elle a trouvé : les bâtons peuvent se planter dans la terre. Et s’ils se plantent dans la terre, ils sauront le faire dans la chair. Pour cela, il faut que le bâton ne soit pas moisi pour ne pas se briser dans les mains ou à l’impact, il doit être aussi droit que possible, il faut lancer le bout qu’on veut planter vers l’avant et vers le haut et il faut que ce bout soit pointu. Mais les bâtons ainsi faits sont rares et difficiles à trouver. Tumi n’est pas certaine que ça en vaille la peine. Peut-être le temps passé à chercher ces précieux bâtons sera-t-il trop long ? Peut-être qu’après tout lancer des cailloux suffit pour se défendre et pour chasser ?
« Non ! »
Chouan s’insurge. Il n’est pas d’accord. La découverte de Tumi est importante. Il ne veut plus avoir faim. Il ne veut plus se demander si la troupe passera l’hiver. Et puis, lui aussi a une idée.
Il prend Tumi par la main, l’amène près de la rivière pour trouver un caillou. Il prend le premier venu et amène Tumi auprès d’un arbrisseau. Là, il la lâche, attrape une branche et frappe le nœud avec la pierre. La branche se détache de la plante et il achève de l’arracher.
« Regarde, dit-il, voilà un bâton droit avec un bout pointu. »
Lorsque Tumi et Chouan reviennent auprès du groupe, ils ont une révélation à leur faire. Quelque chose qui sera bon pour le groupe, bon pour la lignée de Mater.
***
Gami, le petit-fils de Tumi et Chouan a hérité de ses grands-parents le goût de la compréhension du monde. Comme eux, il aime observer, analyser, comprendre, déduire.
Comme eux, il sait tailler les branches des arbrisseaux pour faire des lances solides et efficaces.
Un matin, alors que la lumière renaît à peine, une brume épaisse annonce une journée humide. Tous le sentent. Le temps sera orageux. Mais à quel point, ils ne s’en doutent pas.
L’orage qui éclate quelques heures plus tard est un orage comme il y en a peu. Les éléments se déchaînent. La pluie, la grêle tombent en abondance. Les grêlons sont si gros qu’ils font mal, si nombreux qu’ils recouvrent tout d’un manteau blanc comme si l’hiver était là, rude et froid. Pourtant, c’est le printemps, toute la nature le sait. Le ciel tonne encore et encore. La troupe est sous un abri sous roche, se pensant en sécurité, mais un éboulement tue deux d’entre eux et manque de prendre au piège Gami et le reste du groupe.
Ils fuient tous sous l’eau et la grêle. Les nuages n’en finissent pas de se déverser. Même lorsque la grêle cesse, la pluie continue. Et le lendemain, lorsque enfin l’orage s’achève, le paysage est méconnaissable. Le groupe n’a pourtant pas parcouru une si grande distance, mais tous les cours d’eau sont sortis de leur lit. Il faudra attendre plusieurs jours encore avant que la décrue ne prenne fin.
Plusieurs jours. Sur les rares terres émergées, se côtoient prédateurs et proies, tous réfugiés de la même peur de la mort.
Quand enfin l’eau se retire, Gami, curieux du spectacle, se rapproche des berges du fleuve couvertes de roches charriées par la crue. Il n’a pas l’habitude d’un tel spectacle. Mais plus encore que ces berges sans végétation, certaines de ces pierres l’attirent. Elles ont un aspect bizarre. Elles ne sont pas rondes ou ovoïdes comme le sont d’ordinaire les galets des cours d’eau. Oh, certes, la plupart des cailloux qu’il a sous les yeux ont bien cette forme. Certains autres cependant sont brisés. Comment cela est-ce possible ? Se seraient-ils brisés les uns les autres en se heurtant ? C’est la seule explication plausible.
Kafi, une jeune femme du groupe vient le chercher. Il lui montre ce qu’il a remarqué. Cela le travail sans trop qu’il sache pourquoi. Mais la troupe va partir en chasse et par les temps qui courent, il faut rester grouper. Les prédateurs aussi ont faim.
Gami suit Kafi. Il tente de lui expliquer qu’il y a quelque chose dans ces pierres. Quelque chose de bon pour eux. Quoi ? Il n’en sait rien. Il y a quelque chose, c’est tout. Kafi aime regarder Gami se triturer la tête. Il la fait rire et souvent, ils essaient de comprendre le monde qui les entoure ensemble. Avant d’être revenus auprès des autres, elle se tourne vers lui, l’embrasse et pose la main de Gami sur son ventre. Dans quelques lunes, leur enfant naîtra. Les recherches de Gami devront attendre le retour de la chasse. Pour donner le jour, Kafi doit manger. Gami sourit et oubli ses pierres le temps de la chasse.
Grâce à sa grand-mère Tumi, ce n’est pas une simple antilope qu’ils vont chasser, c’est un zèbre. Un animal bien plus gros et bien plus dangereux. S’ils réussissent, la troupe aura de quoi manger pendant de nombreux jours. Voilà deux générations que les bâtons longs et pointus ont remplacé les cailloux. Ils sont plus efficaces et permettent de prendre moins de risques. Ce soir, le zèbre mourra et la troupe mangera à sa faim. Demain, Gami pourra reprendre l’étude de ses cailloux.
Réfléchissons.
Deux cailloux qui s’entrechoquent se brisent.
C’est bien.
Pourquoi ?
Pourquoi ?
Gami ne voit pas. La solution est là, sous ses yeux, il le sait, mais il ne trouve pas.
Deux cailloux qui s’entrechoquent se brisent.
C’est bien.
Pourquoi ?
Gami décide d’essayer. Il prend deux galets ovoïdes sur la berge et les tape l’un contre l’autre. Rien. Il a besoin d’y arriver pour comprendre. Il le sait. Alors il essaie encore et encore. Quand il s’agace, il jette les pierres et en prend deux autres. Il s’énerve. Kafi rit. Son rire l’agace encore plus. Elle s’approche de lui, prend deux galets au hasard, choque l’un contre l’autre. Du premier coup un éclat se détache. Kafi éclate de rire. Gami est vexé.
Il s’en va, puis revient quelques instants plus tard, calmé. Kafi est toujours là, en train de tailler son galet. Elle lui met dans la main, l’entoure de ses bras, lui saisit les siens pour lui montrer le geste. Pas si compliqué en fin de compte. « Un coup de chance. C’est moi qui l’ai eu, ça aurait pu être toi. » Gami sait enfin tailler. Les jours suivants, il prend un tas de galets, retourne auprès du groupe et les taille tous, travaillant ses gestes comme Tumi en son temps. À une différence près, Tumi savait ce à quoi serviraient ces bâtons à lancer. Lui ignore toujours l’intérêt de ces cailloux taillés. Et puis, alors que lesdits gestes sont devenus presque machinaux, un faux mouvement et du percuteur, il se frappe le pouce. Il crie de douleur. Kafi et les autres se précipitent. Le doigt est presque arraché.
Gami vient de découvrir de la façon la plus douloureuse qui soit l’efficacité de ces pierres taillées pour trancher la peau, la chair, mais aussi les tendons, le bois, etc. De là, les silex et autres outils taillés, comme les mots avant eux, se développeront au sein de toute la lignée de Mater. De là, la confection de vêtements, de couteaux, d’ornements, de flèches, etc.
Vêtus, les descendants de Mater n’auront plus besoin de leur pelage qui se raréfiera. Mais bien avant cela, la lignée de Mater saura fabriquer des outils qui l’aideront à s’adapter aux cinq continents.