Genre : Nouvelle historique
Copyright Marjolaine Pauchet
La lignée de Mater :
l’odyssée des mots
(tome 2)
La troupe vient d’être chassée de son territoire par la troupe voisine qui, deux fois plus grande, a besoin de plus d’espace pour nourrir les siens.
Cela, au fond, importe peu. Le monde est grand et s’étend partout autour. Il y a tant d’endroits où les pas de la lignée de Mater ne se sont jamais posés. Elle, c’était il y a bien longtemps, il y a des milliers d’années déjà. Depuis, ses descendants marchent le dos droit, leurs bras se sont raccourcis, leur bassin qui porte désormais les organes de leur corps s’est adapté à la nouvelle posture. Les jambes se sont allongées et surtout, les mains par lesquelles elles se finissaient se sont transformées en pieds. Mater et les siens étaient des grimpeurs. Ils fuyaient les prédateurs en montant aux arbres. Mais si les arbres sont et resteront toujours des refuges, ses descendants sont devenus des marcheurs. La course est leur arme. Ce n’est pas la seule. Les mains ainsi libérées, ils peuvent jeter des cailloux sur leurs prédateurs, même debout, même quand ils marchent. Deux mains au lieu de quatre, oui, mais deux mains libérées pour de bon des contraintes de la marche. Cette espèce-ci marche.
Cette troupe-ci marche.
Elle marche en quête d’un nouvel abri. Il définira le cœur de leur nouveau territoire. Mais quel abri ? Dans cette région rocailleuse, où trouver l’endroit qui ne sera pas déjà pris par un prédateur aux aguets ? Il faudra sans doute se battre pour acquérir le site convoité lorsque la troupe l’aura trouvé. Ce n’est jamais bon de se battre contre un prédateur. Il y a souvent des morts.
Enfin, la troupe aperçoit ce qu’elle cherche. Là, sur le flan de cette colline, ne serait-ce pas un abri sous roche derrière les deux gros arbres ? Malgré les millénaires qui ont passé, les descendants de Mater restent des singes : la présence d’arbres les rassure. L’abri contre la pluie, le vent et les ardeurs du soleil, les arbres contre les prédateurs. Deux ou trois adultes s’approchent à pas discrets. D’instincts ils se baissent pour se faire plus petits. Ils sont aguerris et connaissent les sons, les odeurs et les indices qui trahissent la présence d’un fauve, d’une meute de loups ou d’un ours. Et l’odeur est là, forte, leur instinct ne les a pas trompés. Perché sur une branche, le fauve repus digère son repas : une gazelle de belle taille qui lui fera encore plusieurs jours et dont les restes gisent sur une autre branche. Celle-ci témoigne de l’habileté et de la puissance du maître des lieux qui l’a montée dans l’arbre à la seule force de ses mâchoires.
Avec la même discrétion, les trois repartent auprès de la troupe. Ils ne savent pas encore décrire ce qu’ils ont vu et ils étaient à contre vent : l’odeur du fauve ne les a pas imprégnés. Alors ils montrent la cicatrice qui a détruit le visage du chef il y a des années de cela. C’était la morsure d’une bête semblable. Tout le monde comprend et tout le monde sait ce qu’il faut faire, connaît son rôle. Les uns s’approchent par la droite, les autres par la gauche. Chacun ramasse une pierre ou deux sur son chemin. Ils avancent à pas feutrés, puis se ruent sur l’arbre en hurlant et en jetant des pierres sur l’animal. Prit de panique, il tente de rejoindre les branches les plus hautes, mais les pierres le font chuter. Terrorisé, il veut fuir, impossible, il est encerclé. La partie n’est pas encore gagnée : acculé, le fauve est plus dangereux que jamais. Il se jette sur l’un de ses assaillants qui esquive l’attaque de peu. À ce moment-là, l’animal pourrait fuir, enfin, mais une pierre l’atteint à la tempe et, brisé dans son saut, il s’effondre. Mort.
Le soir, la petite troupe festoie : ils ont un nouvel abri, le territoire qui va avec, à manger pour plusieurs jours et surtout, ils ont affronté le fauve sans que nul ne soit blessé ou tué. Enfin, ils s’endorment là dans cet antre qu’ils ont si vaillamment conquis.
Au lendemain, les nuages emplissent tout le ciel. Ils sont lourds, ils sont gris. Bientôt, un éclair déchire l’air, le tonnerre gronde et les gouttes d’eau s’effondrent par milliards sur le monde de la troupe. Peu lui importe : elle est au sec et la pluie ne durera pas : ce n’est pas la saison du froid. Aujourd’hui pourtant, le ciel est enragé et un nouveau coup de tonnerre fait tout vibrer. L’orage s’acharne, voilà encore un éclair qui cette fois fend en deux un des arbres, le transformant en torche sous les yeux horrifiés des membres de la troupe. Ils se précipitent au fond de l’abri et crient de peur. Il n’y a rien à faire de plus. Bien sûr, ils savent que le feu n’aime pas l’eau. Pourtant, il en tombe de partout et ce feu-là résiste, il est plus fort ! Une des moitiés finit par s’effondrer dans l’abri, léchant presque leurs corps, roussissant leurs pelages. Ils sont terrorisés. L’un d’eux, un jeune mâle, au fond, contre la paroi, sent un trou derrière sa main. Malgré la terreur qui l’anime, il parvient à détourner le regard du brasier et découvre une grotte. Il tape sur les épaules des autres pour les prévenir, mais il fait beaucoup trop noir là-dedans. L’antre de la terre mère est un monde obscur et froid, sans lune, sans étoile où il n’y a jamais ni vie ni lumière. Il n’est pas fait pour la lignée de Mater. Le jeune mâle voudrait leur expliquer qu’ils y seront à l’abri, que le feu ne les y suivra pas, car lui aussi craint l’obscurité. Aucun membre de la troupe ne veut comprendre ses vocalises et il s’engouffre seul dans le trou.
Dans la grotte, ses yeux ne voient rien et il tend ses bras en avant pour ne pas entrer en collision avec la paroi. D’un coup, le sol se dérobe, il n’y en a plus et il tombe, il tourne boule à n’en plus finir contre la roche saillante. Durant les quelques secondes que dure sa chute, il comprend la peur de la troupe. Pourquoi ne les a-t-il pas écoutés ? Le ventre de la terre mère n’est pas fait pour la lignée de Mater. C’est le monde de l’obscurité. Enfin, la chute s’arrête. Il a mal partout, ses os sont brisés. Mais pas ses bras ni ses jambes. Alors il tâtonne autour de lui et comprend qu’il peut se relever. De là où il est, il ne voit plus la sortie : le noir est total. Il appelle sa troupe à l’aide. Aucun des membres ne lui répond, mais quelqu’un d’autre. Quelqu’un qui est peut-être, comme lui, blessé et perdu dans le ventre de la terre mère, tant le cri ressemble au sien. Il appelle encore. Encore. Et toujours cette réponse identique en un peu plus faible. Cette réponse ? Non, ces réponses ! Car il y en a plusieurs. Ils sont nombreux à être blessés et perdus comme lui, à différentes distances dans le fond de la grotte. Mais jusqu’où va-t-elle ? Enfin, un membre de la troupe lui répond. Cette fois, il en est sûr, il reconnaît la voix. Et quelqu’un d’autre, encore fait la même réponse. Et quelqu’un, et quelqu’un. Qu’est-ce que cela veut dire ? Il crie à nouveau. Et pendant que le membre de la troupe lui répond, les autres blessés crient une nouvelle fois comme lui. La réponse aussi est multiple. Qu’est-ce que cela veut dire ? Il y aurait plusieurs troupes en haut ? Avec le feu, impossible. Il commence à avoir peur, change de vocalise, les autres blessés font le même changement. Comment cela se peut-il ?
Serait-ce sa propre voix que le jeune mâle entend ? Le ventre de la terre mère reflèterait-il les voix comme l’eau calme reflète les visages ? La lignée de Mater vit dans un monde où tout est sens. Et il vient à l’idée du jeune mâle que l’eau calme ne reflète pas que les visages, elle reflète tout. Des plus hautes montagnes à l’arbre qui borde ses rives. Si le ventre de la terre mère reflète sa voix comme l’eau reflète les visages, peut-être que les autres sons sont reflétés aussi. Il plie son corps douloureux et cherche une pierre à tâtons. Il ne trouve que des gravillons qui, en tombant, ne font pas assez de bruit. Alors il a l’idée d’imiter un animal. Il commence par rugir comme le fauve de la veille. Puis il hennit comme un zèbre. Le rugissement et le hennissement reviennent plusieurs fois, comme ses cris tout à l’heure. Cette fois, plus de doute : aucun zèbre ne pourrait se trouver dans la grotte. C’est donc bien sa propre voix qu’il entend.
Il appelle les autres, on lui répond et, guidé par leur voix, il grimpe ce qu’il a dévalé tout à l’heure. Tout son corps le fait souffrir, à commencer par ses côtes qui doivent être cassées. Qu’importe. Il est trop pressé de revoir la troupe pour leur montrer ce qu’il a découvert.
Arrivé en haut, il retrouve l’arbre qui achève de se consumer et le reste de la troupe, stupéfait par ces ecchymoses. Le feu n’est plus une menace et si personne n’ose s’en approcher, la peur a quitté les esprits. Aussi, tous sont tournés vers le jeune mâle, espérant comprendre. Il essaie de les attirer dans la grotte, les prend un à un par le bras pour les amener, vocalise. Non, personne ne veut le suivre. Le ventre de la terre mère n’appartient pas à la lignée de Mater. Il vocalise à nouveau, aucun ne comprend. Il imite le lion puis le zèbre. Tous se retournent terrifiés, pensant qu’il les prévient que le terrible prédateur est là. Rien. Pourquoi ? Pourquoi a-t-il rugit sans raison ? Tous sont furieux. On n’imite pas le prédateur quand celui-ci n’est pas là. Personne ne comprend. Le jeune mâle est exclu de la troupe pour le reste de la journée.
Le temps passe. Seul, il redescend tous les jours pour apprendre à imiter à la perfection les animaux. Bientôt, il rugit, il barrit, il hennit… Qui saurait distinguer ses cris de ceux des animaux ? Plus personne désormais. Le jeune mâle est un singe. Sa face possède des dizaines de muscles pour communiquer grâce aux expressions du visage, ses lèvres sont charnues et mobiles, sa gorge même semble être faite pour produire et reproduire tous les sons. Dans la grotte, il tonitrue comme le tonnerre, rugit comme le lion ! Il joue avec sa voix et l’apprivoise à l’infini. Ce faisant, il est de plus en plus isolé : car personne ne veut le suivre, personne ne veut comprendre.
Un jour, on l’appelle pour une chasse. Il remonte. Suit la troupe. Des éclaireurs ont repéré un troupeau de buffles. Ces animaux sont puissants et dangereux, surtout quand ils ont des petits à défendre. Ne s’y attaque pas qui veut. Mais la troupe a faim. Arrivés sur place, ils cherchent des pierres au sol dont ils pourraient s’armer. Peine perdue : les buffles sont dans la plaine. Les chasseurs connaissent l’endroit : non loin se trouve une rivière. Ils s’y dirigent discrètement, espérant trouver sur ses berges ce dont ils ont besoin. À peine sont-ils arrivés, qu’un fauve caché dans les fourrés saute sur l’un d’eux. Le chasseur crie, autant de peur que de douleur, car déjà les griffes du fauve lui lacèrent la chair. La jugulaire tranchée d’un coup de dent, il se vide de son sang sous les yeux de ses amis terrifiés qui ne trouvent que des bouts de bois à jeter sur l’animal. Celui-ci déjà, est prêt à prendre une nouvelle proie. C’est alors que le jeune mâle a une idée : il se met à barrir aussi fort qu’il le peut. Tous se retournent pour voir où est le pachyderme. Mais où est-il ? Le jeune mâle barrit une nouvelle fois et encore. Le lion, lui-même, s’aplatit de peur. Serait-ce possible que ce soit ce singe étrange qui marche debout qui barrisse ? Le barrissement est impressionnant de réalisme et le lion, terrifié, ne sait quel parti prendre de celui de l’attaque ou de la fuite. Pourtant, face à pareil animal, il n’est pas de taille, il le sait. Enfin, il abandonne les lieux et fuit devant le reste de la troupe, médusée.
Leur compagnon est mort. Cependant, la troupe ne sait se laisser aller à la tristesse. Le jeune mâle leur a sauvé la vie. Il n’a fait qu’imiter le monde animal, c’est un début. Désormais, les membres de sa troupe le suivent dans le ventre de la terre mère pour découvrir comme lui le reflet de leur voix et apprendre à la manier. Savoir imiter les animaux est une arme pour la chasse, ils l’ont vu et bientôt, les différents cris ne désignent plus seulement les bêtes qui les poussent, mais aussi celui ou celle qui l’imite le mieux. Ainsi, il y a Celui qui barrit, Celle qui rugit, Celui qui hennit… Pour la première fois, chacun acquière un prénom. Chacun est nommé. À présent, on n’appelle plus n’importe qui, mais quelqu’un en particulier. La facilité de communication que cela permet révolutionne la vie de la troupe qui bientôt comprendra l’utilité de nommer chaque chose. Ainsi naissent les premiers mots.
Le langage n’est pas encore complexe, mais grâce à la découverte du jeune mâle, il est articulé. La grande odyssée des mots à laquelle prendront vite part tous les membres de la lignée de Mater ne fait que commencer…