Bonjour à tous et à toutes. Je vous invite à découvrir les trois premiers chapitres de mon roman Bucéphale et Alexandre une amitié interdite. Ce roman est sorti le 12 juin 2018. Il est copyrighté.
Nombre de pages : 220
Bonne lecture.
Bucéphale et Alexandre
une amitié interdite
Chapitre 1
Quelque part en Provence, au milieu des oliviers en fleur et des champs violacés aux senteurs de lavande, sous le chant des cigales, se dresse la propriété de M. Philippe Magno et de sa femme Olympe, éleveurs de taureaux de corrida.
Lui, trente-cinq ans, cheveux châtains et une barbe de trois jours, quitte peu son bleu de travail. Fier de son métier qu’il fait avec passion, il aime par-dessus tout assister aux corridas dans lesquelles combattent ses taureaux.
Elle, le même âge que son époux, cheveux blonds bouclés, aide au mieux Philippe sur l’exploitation et ne sort de chez elle qu’en robe et talons aiguilles, drapée à chaque fois d’un parfum différent.
La maison principale du corps de ferme, un magnifique mas qui monte sur deux étages, a les murs couleur ocre, le toit en tuiles anciennes. Les montures de portes et de fenêtres, blanchies à la chaux, sont finement ciselées. La dépendance attenante a conservé ses murs de pierres bien qu’ayant été récemment restaurée. Elle sert tantôt aux amis et à la famille de passage, tantôt aux toreros que les Magno hébergent parfois.
De ces visites naissent alors des discussions passionnées sur la tauromachie, son art, sa culture.
Le dernier bâtiment ne sert plus à grand-chose, une simple grange dans laquelle, bien à l’abri, Vadrouille, la chienne terre-neuve, aime dormir. Le sol de la cour est en dalles de terre cuite.
À une centaine de mètres sur la gauche, un grand hangar permet de stocker le matériel de l’exploitation et de mettre les vaches en attente de vêlage.
Face au hangar, un petit pré de cent mètres carrés à peine pour les taureaux qui ont été vendus et vont bientôt partir pour l’arène.
Tout autour, sur sept hectares, des champs et de jeunes taureaux.
Alexandre Magno a neuf ans. Cheveux châtains, les yeux bruns, il est bon élève, adore le français et l’histoire, mais surtout, comme son père, il est passionné par les taureaux et rêve d’ailleurs de reprendre l’exploitation familiale.
Dans sa chambre, les livres sur les bovins et la corrida sont nombreux. Il expose d’ailleurs avec bonheur sa tenue de petit torero et, en bonne place, sa cape rouge.
Bien sûr, il aime aussi les jeux vidéo, surtout avec Didier, son meilleur copain. Mais ce qu’il préfère par-dessus tout, c’est aller avec Vadrouille aider son père à s’occuper des animaux.
Les taureaux, il les voit dans ses rêves, leur stature superbe, leur souffle puissant, leur robe noire, leurs cornes. Et puis tout ce qu’il sait d’eux, c’est son père qui le lui a appris ; passer du temps avec cet homme qu’il vénère, ça n’a pas de prix.
Quand il rentre de l’école, il retrouve Vadrouille, pose son cartable et file avec sa fidèle amie aider sur l’exploitation. Les devoirs, il les fait le soir, avant d’aller dormir pour que ses leçons imprègnent bien son cerveau pendant la nuit.
Aujourd’hui, 6 mars, Alexandre est pressé de rentrer de l’école. C’est la période du vêlage et aucune des douze vaches n’a encore mis bas. Vadrouille, quant à elle, ne se presse pas pour une fois. Il fait beau après des jours de mauvais temps et la chienne en a profité pour courir et se dépenser toute la journée. Épuisée, elle regarde son maître de ses grands yeux noirs. Il l’appelle, lui fait signe, tape sur sa cuisse à plusieurs reprises pour lui faire comprendre qu’il l’attend. Elle se lève, mais n’est pas disposée à se presser. Qu’à cela ne tienne, Alexandre veut voir si les vaches ont vêlé. Il laisse là Vadrouille et court. Mais quand il arrive dans le hangar, elles sont toutes tranquilles, aucun veau n’est suspendu à un pis, pas un seul. Son père est en train de soigner une vache qui boite, une luxation de l’articulation.
— Dis, papa, qu’est-ce qu’elles ont, les vaches ? Elles devraient déjà avoir fait leurs petits, non ?
— Pas forcément, c’est la nature, il faut parfois attendre.
Alexandre, déçu, sait que son père a raison, mais comme chaque année, il a hâte de découvrir les veaux. Il fait le tour de chacune, Pequeña, la petite, a le ventre si gros, les pis si distendus qu’elle va sans doute mettre bas d’un jour à l’autre. Josetta, tranquille, rumine, ses mamelles à peine plus grosses que d’habitude. Asunción, Amada, Felicidad, Dolores, la Salvación, la Madre, toutes calmes, paisibles. Si ce n’est leur gros ventre et parfois leurs pis, rien ne trahit la proximité de leur vêlage. Alexandre soupire tandis que Vadrouille arrive enfin. « Tu y crois, toi ? » lance le garçon à son amie. Dépité, il aide son père à soigner Felicidad, à ranger la pommade qu’il a fallu lui appliquer puis à les nourrir. Enfin, vers 19 heures, il rentre chez lui. Mais à peine a-t-il fait dix mètres hors du bâtiment, qu’il entend un grand beuglement. Il retourne en courant voir les vaches.
— C’est pour ce soir, lui annonce alors son père.
— La Pequeña ?
— Ouais.
Chapitre 2
Le lendemain soir de l’accouchement de la Pequeña, c’est le tour d’Amada et de Felicidad. Le travail de cette dernière commence quand celui de sa consœur s’achève à peine. En l’espace de dix jours, presque toutes les vaches ont leurs petits. Ne restent que Josetta et la Salvación, mais déjà les petits veaux des autres vaches ravissent Alexandre. Il a beau être habitué à leur petit mufle mouillé, à leurs pattes malhabiles et chancelantes, à leurs grands yeux et à leur soif presque insatiable de lait, il a toutes les peines du monde à tenter de rester impassible. L’un est bai, un autre semble presque albinos tant il est clair. Ses parents pourtant ont tous les deux une robe sombre. C’est alors que la Salvación a ses premières contractions. Ses flancs se serrent, elle tire la tête et le cou en avant, un souffle long sort de ses narines tandis qu’elle écarquille les yeux. Elle beugle, enfin, comme si ce cri qu’elle ne peut pas retenir pouvait la soulager. Il est 18 heures, nous sommes samedi, Alexandre est auprès de son père pour l’aider à faire vêler la vache. Vadrouille est là, elle aussi. Tranquille, elle qui ne donnera jamais la vie, a vu des dizaines de veaux venir au monde. Elle se pose à quelques mètres et attend. L’enfant, lui, va caresser le mufle de la Salvación et lui parle avec douceur pour la rassurer. « Tu es belle, n’aie pas peur, chuuut… n’aie pas peur… » Ce n’est pas la première fois qu’elle met bas, mais Alexandre la sent plus agitée qu’elle ne devrait. « Tu crois qu’elle a mal ? » demande-t-il à son père. Mais celui-ci ne répond pas. « Viens masser son ventre pour l’aider », demande-t-il à son fils.
Enfin, à 2 h 58 du matin, le veau est là. Magnifique. Philippe Magno le frotte avec de la paille puis le présente à la Salvación qui le lèche avec tout l’amour d’une mère et le laisse téter. C’est un mâle. Il est si beau qu’Alexandre en oublie sa fatigue ; noir de jais, les yeux de la même couleur que son pelage, perdus au milieu de ce noir infini, mais scintillants comme deux joyaux, la respiration encore un peu hésitante, les pattes tremblantes, il est debout.
Sa tête, parfaite, trahit déjà le splendide taureau qu’il sera un jour. Alexandre, sous le charme du nouveau-né, demande à son père s’il peut le baptiser.
— Non, un toro* de corrida doit avoir un nom espagnol et tu n’en connais pas.
— S’il te plaît, qu’est-ce que ça change que son nom soit espagnol ?
— C’est la tradition.
— S’il te plaît…
Après un moment d’hésitation pendant lequel Philippe Magno a aperçu dans les yeux de son garçon une volonté et une supplique qu’il n’y avait encore jamais vues, il cède. Alexandre, ravi, murmure alors à l’oreille du petit veau : « Tu as la plus belle tête que j’aie jamais vue, tu t’appelleras Bucéphale. Cela veut dire tête de taureau. »
Le père et le fils regardent encore quelques instants le petit téter, puis laissent la Salvación et lui faire connaissance et partent se coucher.
Cependant, dans son lit, bien que la journée et la soirée fussent longues, le jeune garçon, encore sous le charme du petit être qui vient de naître, a beaucoup de mal à trouver le sommeil. Il repense sans cesse à ses yeux noirs magnifiques, à son odeur douce, la forme parfaite de sa tête et ne parvient à s’endormir que pour mieux rêver du majestueux taureau que Bucéphale deviendra un jour.
* En espagnol, le mot taureau s’écrit toro. C’est aussi ainsi que l’écrivent les amateurs de corridas ou aficionados.
Chapitre 3
Le temps a passé, les grandes vacances commencent et Bucéphale, maintenant au champ avec sa mère, tout comme les autres veaux de l’année, s’enhardit chaque jour davantage. Le pré est immense, un des plus grands et des plus beaux de la propriété. Les terrasses et les pentes douces alternent. Partout de la bonne herbe verte, agrémentée çà et là de quelques bosquets d’arbres et de quelques buissons de passiflore, de ronces ou d’aubépine. Deux points d’eau, l’un central, l’autre caché par des arbres en bordure de terrain, sont disposés dans le pré, ainsi que trois mangeoires, placées à égale distance les unes des autres de manière à couvrir au mieux l’espace.
Chaque jour, Alexandre vient jouer avec Bucéphale aussi longtemps qu’il le peut.
Il entre dans le champ, le veau accourt, réclame des caresses sur le mufle et le jeune garçon, pendant qu’il s’exécute, en profite pour lui dire : « Comme tu es beau, comme tu es beau mon veau ! Un jour, tu verras, tu seras le plus beau des taureaux ! »
Vadrouille les rejoint alors, réclamant sa part de tendresse. Elle lui fait la fête, ils se roulent par terre dans un rire qu’entendent tous les habitants du pré puis se relèvent. Tous trois, enfin, jouent ; l’enfant courant après le petit herbivore, le petit herbivore trottant après le garçon. Et Vadrouille, toujours là, sautant, aboyant de joie et courant après l’un et l’autre.
Parfois, Alexandre apporte un ballon et voilà la plus curieuse équipe de foot qui ait jamais existé, chacun des trois amis essayant de le prendre et de se le garder pour lui. Lorsque c’est Bucéphale qui accapare la balle et que l’enfant tente de la lui piquer, l’animal, autant par instinct que par jeu, baisse la tête dans une attitude de défiance, l’air de vouloir charger. Mais Alexandre ne s’y trompe pas. Il sait que son ami jamais ne lui fera de mal. Il feinte, fait mine d’aller à gauche, à droite, le veau se laisse avoir et perd le ballon.
Philippe Magno, qui observe la scène de loin avec sa femme, lui dit alors :
— Il fera un très beau toro, une très belle corrida.
— Tu f’rais mieux d’y préparer Alex, il a l’air de croire que ça durera toujours.
— Pas besoin, il s’est déjà attaché, il en a déjà vu partir.
— C’est vrai que ce n’est pas comme s’il ne connaissait pas la suite, mais…
La voix d’Olympe s’éteint avant la fin de sa phrase, convaincue par les arguments de son mari.
Dans le pré, à cet instant, personne ne pense à cela. Pour tous, l’heure est au jeu et à la joie d’être ensemble, sous l’œil bienveillant de la Salvación.
Parfois encore, ce sont des parties de cache-cache qui se jouent dans le champ. Alexandre et Bucéphale se cachant à tour de rôle, Vadrouille utilisant son flair pour les débusquer, trahissant la cachette dans un buisson, un bosquet ou bien leurrant le garçon en lui indiquant l’emplacement d’un autre veau. Lorsque c’est à l’enfant de se dissimuler, le petit bovin cherche un instant puis, de la peur d’avoir perdu son ami naît le beuglement déchirant, implorant, de l’être qui se retrouverait seul au monde, plus apitoyant encore qu’il s’agit de l’appel incertain d’un jeune animal. Le chien et Alexandre se précipitent, le cœur brisé par le cri, oubliant le jeu. Bucéphale, à leur vue, saute de joie, se rue, se cabre, danse, enfin, sous un fou rire général. Cache-cache reprend, la comédie aussi.
Chaque soir de cet été magique, qu’il est dur pour Alexandre de quitter son ami pour aller manger et se coucher. Il faudrait que le jour ne finisse jamais ! Mais par bonheur, chaque lendemain est pareil aux précédents, plein de jeux et de rires, sous l’œil attentif de la Salvación et de Philippe Magno.