MARJOLAINE PAUCHET

Genre : texte court écologique

Copyright Marjolaine Pauchet

Hérisson

Aïe ! Ça pique !

Une tache sombre et rouge sur la route.

Les voitures filent sans y prêter gare. Une dizaine, une vingtaine, une centaine. À toute allure sans ralentir, parfois un écart. Pourquoi, pourrait-on se demander ? Pourquoi cet écart ? Pour ne pas salir les roues qui de toute façon seront propres après quelques tours de plus ?

Je vois plus de voitures faire un écart pour éviter une bête morte sur la route que pour en éviter une vivante.

Pourtant, sept cent mille, ce n’est pas rien.

Sept cent mille.

Plus j’y pense, plus le nombre semble grossir dans ma tête.

Sept cent mille.

Dans la réalité, cela fait moins. Cela en fait de moins en moins.

Cette tache sombre qui s’efface au fil des voitures qui, allègrement l’étalent, était-ce une mère ? Sa portée survivra-t-elle ?

Elle aura sut éviter les chiens, les blaireaux, les piscines, les insecticides, elle aura survécu à la faim qui taraude, qui tenaille, chaque jour et chaque nuit. Cette faim dont nous, ici, dans ces pays, ne savons rien. Cette faim dont seuls les grands-parents qui ont vécu la guerre et ceux qui viennent d’ailleurs, ceux qu’on rejette à la mer, peuvent parler. Cette faim qui fait l’estomac vide. Qui projette la raison hors du corps en même temps qu’elle fait voir les os et déchausse les dents. Cette faim que la tache sur la route a connue, j’en prends le pari, de cette nature vidée de ses insectes.

La source inépuisable de nourriture, garantie sur facture par l’évolution n’était pas inépuisable en fin de compte. Il aura suffit d’une espèce pour l’épuiser. La nôtre. Épuiser une source de nourriture qu’on ne consomme pas ! Quel brio ! Quel talent !

La tache sombre aura donc survécu à tout ça.

Sept cent mille. Sans compter tout ça.

Sept cent mille rien que sur la route, chaque année.

Mais à quand un écart pour les vivants ?

Le dixième de seconde perdu est-il plus important qu’une vie ?

Et si c’était une mère ? Une femelle gestante ?

Qu’importe au fond. Ce serait encore hiérarchiser.

L’évolution avait fait une autre promesse. Que ce serait un rempart. Ces piquants terrifiants. Qui s’y frotte s’y pique. Aie confiance, lui a dit l’évolution. Je te donne une arme redoutable. Tes ennemis ne s’y frotteront pas. Aie confiance. Elle a attendu, sage, comme l’évolution le lui a dit. Qui s’y frotte s’y pique. Si on te menace, roule-toi en boule. Tu seras imprenable. Sentant venir l’ennemi redoutable, avec ses phares qui éblouissent et figent, avec son pas terrible qui fait trembler le monde, la tache a écouté l’évolution. Aie confiance, mets-toi en boule. Elle s’est mise en boule et a attendu, sage, que l’ennemi passe et se las.

Se las… Se las-t-on de l’impunité ?

L’évolution encore a été défaite. L’ennemi est passé. Oui. La vie aussi.

Le hérisson ou la hérissonne n’est plus.

Sept cent mille, sur les routes d’Europe, chaque année.

Faut-il attendre qu’il n’y en ait plus pour lever le pied ?

L’écart sur la route, c’est l’emphase du mort, mais c’est le droit du vivant.

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