MARJOLAINE PAUCHET

Genre : Nouvelle historique

Copyright Marjolaine Pauchet

Il rêvait d'aventures
 

Il rêvait d'aventures

Il marchait dans la lande, le long de la route, mangeait peu, dormait là où le sommeil le prenait. Ses rêves étaient peuplé d’aventures, d’île au trésor, de pirates, de voyages, de découvertes, de créatures fantastiques et de mondes mystérieux. Les livres qu’il avait parcourus mille fois l’avaient forgé et lui avaient donné le goût des périples héroïques. Il imaginait la vie, la croyait telle que ses romans la décrivaient.

Son baluchon sur l’épaule, il avançait, déterminé, tout droit, jusque là où l’aventure le cueillerait. Il ne se voyait ni incarner le Capitaine Némo, ni Étienne Lantier, ni le Docteur Livesey ou même le Professeur Challenger. Il se rêvait un mélange de chacun de ces fictifs personnages.

Il avançait donc. Ses vêtements n’étaient sales, ses souliers crottés. Mais un héros de roman est-il toujours net de sa personne ? Il ne s’offusquait guère des salissures ou des coutures déchirées. Pour lui, seuls les morts avaient des habits sans taches.

Il avait grandi dans la banlieue de Nantes. Une petite masure crasseuse où pour une fois, les enfants ne grouillaient pas, mais la vermine oui. La mère disait que le père était parti pour la guerre et n’en était jamais revenu. Les bonnes gens qui ne sont jamais avares lorsqu’il s’agit de médire, racontaient quant à eux qu’il avait engrossé une fille de mauvaise vie et l’avait tuée pour éviter le scandale. Après quoi, il aurait fui quelque part dans la campagne environnante pour échapper à la guillotine. Certains prétendaient même l’avoir vu à Paris. Pour rajouter la calomnie à la médisance, on disait que le dernier fils, ils étaient quatre, était né dix mois après la disparition du père.

Pour élever ou plutôt pour nourrir, habiller et loger sa progéniture, la mère trimait dix-huit heures par jour dans une blanchisserie du bourg, pour un salaire qui aurait fait frémir tous ceux qui, quelques décennies plus tôt, avaient prétendu renverser la tyrannie et déclarer la liberté universelle en décapitant un roi. Il est vrai cependant que la liberté universelle qu’ils avaient donnée tambour battant, clairon sonnant à tous les hommes, ils l’avaient retirée aux femmes. Ainsi, les garçons de celle-ci ne mangeaient-ils pas tous les jours. Lorsque le patron eut vent de ce qui se disait sur son employée, sans chercher à savoir quoi du vrai, quoi du faux, il la fit venir dans son bureau et la remercia. Elle eut beau supplier, l’établissement était respectable et il ne voulait pas de pareil scandale chez lui.

De là, la mère frappa à toutes les portes, chercha tous les emplois, quelque soit le salaire, elle aurait été contente et aurait dit merci. Mais on sait que la respectabilité et la bienveillance ne font pas bon ménage. Les bonnes gens ne voulaient rien avoir à faire avec la femme d’un assassin, une traînée, sans doute. Partout, elle trouvait porte close. Les enfants étaient encore jeunes, trop pour travailler. Lorsque le propriétaire venait réclamer son loyer, elle faisait sortir les enfants, puis se donnait à lui pour le faire patienter. Son corps, jeune encore, était tout ce qu’il lui restait. De fil en aiguille, elle en vint ainsi à en faire commerce, pour payer, là quelques patates, là de quoi rapiécer les pantalons, là de nouveaux sabots aux pieds qui ne manquaient pas de grandir. Pour les bonnes gens, c’était la preuve, s’il en fallait, que tout ce qu’on disait sur elle était vrai.

Le plus jeune fils, donc, qui n’avait pas les oreilles dans sa poche et savait fort bien ce qu’on disait de lui et le travail que faisait sa mère ne l’en aimait pas moins, mais il s’échappait de chez lui dès que l’occasion s’en présentait. Lorsqu’il sut lire, il ne fut pas bien long à découvrir la bibliothèque municipale. C’était un lieu où toutes les langues, même les plus odieuses, se taisaient. Un lieu où ses vêtements sales et rapiécés ne suscitaient aucun commérage, où nul ne songeait à critiquer sa mauvaise odeur. Au milieu de ces milliers de machines à rêves, il pouvait satisfaire sa soif d’évasion. Verne, Zola et tous les autres avaient déroulé devant ses yeux un monde qui lui parlait au-delà de toute mesure.

Deux de ses frères avaient mal tourné. Il va sans dire que la mère était fautive de tout en cela. Lui, malgré son désir d’ailleurs qui se faisait chaque jour plus fort, resta auprès d’elle aussi longtemps qu’il put. Il tenait à l’aider, à travailler tant qu’il pouvait pour la soulager un peu. Depuis plusieurs années déjà, elle paraissait dix à quinze ans de plus que son âge.

À seize ans cependant, n’y tenant plus, il fit son baluchon, lui promettant de revenir un jour, lui expliquant qu’ainsi elle n’aurait plus à subvenir qu’à ses propres besoins, que ce serait plus facile, qu’il reviendrait avant qu’elle soit vieille pour de bon et qu’alors il ne la quitterait plus et prendrait soin d’elle. Bien que ni la misère ni tout ce qui se disait sur elle et dont elle n’ignorait rien ne lui avaient asséché le cœur, ils avaient asséchaient ses yeux et aucune larme n’en coula. Elle accepta la décision de son fils, résignée, soumise aux coups du sort comme à des coups de bâton.

Il marchait donc dans la lande, la vie devant lui et la misère derrière. Il passa Sautron et Saint-Étienne-de-Montluc. Les bourgades ne l’attiraient guère. Il les voyait endormies. Chaque personne qu’il y croisait lui paraissait fade. Même le ciel au-dessus et même les clochers. Il poursuivit sur Cordemais et ainsi jusqu’à Saint-Nazaire.

Il découvrait la mer pour la première fois. Cela lui fit un choc. Quelque chose dans sa poitrine tambourina si fort qu’il en fut lui-même surpris. Un sourire bienheureux éclairait son visage tandis qu’il laissait les embruns le pénétrer comme si chacun d’eux était une goutte d’aventure à l’état brut. Et il humait ces gouttes avec délectations, l’odeur iodée du large était pour lui celle de la vie qui commençait. Ses yeux s’enivraient de l’immensité bleue, se grisaient de la rotondité de la terre, s’étourdissaient de chaque flot, de chaque écume. Il était tombé amoureux de la mer au premier regard.

Il prétendait arriver par hasard à Saint-Nazaire, bien que de façon plus ou moins inconsciente, ses rêves y avaient mené ses pas. Son baluchon toujours sur l’épaule, il atteignit le port et resta en admiration devant les fiers voiliers comme les autres jeunes gens de son âge l’étaient devant une femme bien faite. Il s’enquit des destinations de chacun. L’un d’eux partait pour Biarritz, mais rien ne l’intéressait moins que sa patrie : on ne rêve pas de trouver l’aventure chez soi lorsqu’on a seize ans. Un autre allait à Londres, ce qui n’était pas assez exotique. Le troisième dont il s’enquit ferait route vers les Indes, mais pas avant un mois, le temps de réparations qui ne pouvaient être reportées. Le quatrième voguerait jusqu’au Panama. Il alla trouver le Capitaine pour lui demander une place à bord. L’équipage était déjà au complet, mais pas mauvais homme, celui-ci accepta. C’est ainsi qu’à seize ans il devint mousse.

Le travail était dur, mais il entendait mériter son pain et le droit d’être là. À bord, nul ne le connaissait, ni lui, ni ses frères, ni sa mère. Nul ne médisait. L’équipage vivait et respirait comme un seul homme. Cela lui plaisait. Il n’était plus celui qu’on montre du doigt ou qu’on humilie par besoin de se grandir soi-même, mais il était le simple mousse à qui l’on fait des blagues en guise de bizutage. Les matelots se trouvaient parfois eux-mêmes sévères avec lui. Pourtant, jamais il ne se plaignait ou n’en tenait rigueur à qui que ce soit. Les brimades reçues pendant l’enfance par qui voulait s’y essayer avaient souvent étaient plus féroces et plus cruelles. Aussi gagna-t-il assez vite l’estime de tous et peu à peu, les vexations cessèrent et il put se dire intégré pour de bon.

La première fois que le vent forcit, il eut le mal de mer et vomit plus que ce que son pauvre estomac ne contenait. À la première tempête, il crut voir se déchaîner les enfers. Des creux de plusieurs mètres ballottaient le navire en tous sens comme s’il eut été une vulgaire coquille de noix. Ne voulant sous aucun prétexte passer pour un pleutre auprès des autres matelots, il parcourait le pont malgré les nausées et la peur pour vérifier les cordages et nouer les tonneaux, manquant à deux reprises de passer par-dessus bord, emporté par des vagues cruelles. On peut dire que durant cette tempête, l’équipage fut impressionné par le courage et la ténacité de cette demi-portion. Lui qui n’avait encore rien vu du monde ou de la mer était à l’évidence décidé à les affronter et à en sortir vainqueur.

« C’est bien, mon garçon, c’est de ce bois-là dont on fait les grands marins. Peut-être un jour, seras-tu capitaine comme moi. »

Jamais il n’avait eu parole si gentille ou si encourageante de quelqu’un d’autre que de sa mère et ces mots le réchauffèrent plusieurs jours. Cela le convainquit de redoubler d’efforts. Il voulait se montrer à la hauteur des compliments reçus et témoigner sa reconnaissance à ceux qui croyaient en lui.

Au souper, il riait de bon cœur avec les autres qui souvent parlaient des jolies filles des ports ou de son pucelage.

« Méfie-toi de la mer, lui disaient les autres, c’est une maison de passe pour poissons, ils baisent dedans. Boire la tasse, c’est boire leur semence et tu te transformeras en thon. »

Le temps et les tempêtes l’aguerrirent sans jamais lui faire perdre ni le goût de l’aventure ni celui de l’océan. Matelot reconnu pour son expérience et ses capacités, il montait les échelons, toujours la prédiction du capitaine en tête. Nul n’avait à redire de lui, partout on était content et il montrait la même application en amitié qu’au travail. La vie lui souriait.

Bientôt on lui confia un commandement. Avant de partir sur son navire, il écouta avec la plus grande attention les conseils de son ancien capitaine qui était à présent son égal. L’homme était un vieux loup de mer. Et s’il avait vite reconnu la valeur de son mousse et l’avait lui-même, des années plus tard, recommandé pour diriger ce navire, il avait quelques craintes pour ce petit qu’il avait élevé comme un père et qui s’apprêtait à présent à voler de ses propres ailes. Désormais, chacune de ses décisions compterait, pour lui, pour sa vie, pour celle de son équipage, pour son trois mats.

« Écoute toujours la mer, elle te dira où elle t’emmène et si elle t’aime ou s’apprête à convoquer Lucifer et tous ses démons pour te perdre toi et ton navire. Écoute toujours ton équipage et il combattra les plus viles tempêtes pour toi. Écoute toujours ton navire et il te fera parcourir tous les flots du monde. »

Deux jours à peine après que le bateau eut gagné la pleine mer pour son premier voyage avec son nouveau capitaine, le ciel s’assombrit. La hauteur de nuage qui apparaissait à l’horizon ne disait rien de bon. Une grosse, une énorme masse noire avançait droit sur eux. Déjà le vent se levait et grandissait plus vite que les plantes magiques des contes. La houle, avec lui, se faisait grosse. Il donna ses ordres, qu’on abaisse les voiles, qu’on amarre tout ce qui pouvait l’être. Qu’on se prépare au pire. La tempête promettait d’être terrible.

Terrible n’était pas le mot. Elle fut colossale. Un monstre de vents et de pluie s’abattit sur eux. Des montagnes d’eau qu’aucun alpiniste n’aurait osé gravir si elles avaient été de roche, des creux qui dessinaient des gouffres, des trombes qui s’abattaient tel un océan aérien qui cherchait à se fondre dans l’autre. La pluie seule aurait suffit à les noyer.

Le navire parvint à monter les premières vagues, mais se retrouva vite submergé. Solide, il refit surface une première fois, puis une deuxième. Trois hommes étaient à la mer. Perdus. Rien ni personne dans un tel moment n’aurait pu les sauver.

À la troisième fois, les cordes qui tenaient les mats, pourtant abaissés, cédèrent et propulsés par le vent, ils plongèrent, fauchant un autre malheureux au passage.

Lui tenait et continuait à se battre contre les éléments avec ce qu’il lui restait d’hommes, se montrant excellent capitaine malgré les circonstances, tentant de sauver ce qui pouvait encore l’être. Jamais, de toute sa vie, il n’avait vu ou affronté pareil monstre. La tempête paraissait vouloir briser le navire. Il résista encore néanmoins. Il n’était pas 16 heures et le ciel était plus noir que la plus noire des nuits. Aucun rayon de soleil ne passait, aucune éclaircie ne se dessinait où qu’on regarda. Il fallait se résigner à subir tout en priant pour être encore en vie lorsque tout cesserait.

Et chacun à bord, quoi qu’affairé à ses tâches, priait. Les marins sont de ces hommes que le métier fait aussi rudes que pieux. À 23 heures, tous lutaient encore contre les éléments. Une nouvelle montagne d’eau s’abattit sur eux, brisant le navire. Sombrant avec lui, essayant, désespéré de remonter à la surface, malgré la fatigue, le froid et la mort qui le tiraient vers le fond, l’équipage refusait de tirer sa révérence. Quelques-uns y parvinrent.

Le capitaine n’essaya pas. Se sentant couler, il estimait mériter cette fin, lui qui avait échoué lamentablement. Son bateau était mort, ses hommes aussi. On lui avait fait confiance. Il accepta son sort.

Il se réveilla cependant et sur une plage de sable fin. Autour de lui, des caisses et d’autres restes de son bateau. Trois hommes gisaient, immobiles. Il se précipita, mais aucun d’eux ne respirait encore. Il appela, personne.

S’enfonçant dans les terres, il réalisa qu’il ne connaissait rien à ce qui l’entourait. La flore lui était étrangère, jusqu’au vert singulier des plantes. Même les chants des oiseaux étaient différents, les silhouettes qu’il apercevait dans les arbres, inconnues. De pas en pas, ses rêves d’enfants lui revenaient, ses rêves d’aventure. Peut-être sa vie de marin n’avait-elle été que le prélude à la vraie aventure, celle qui démarrait là ? Peu lui importait. Il voulait savoir ce qui était arrivé à ses hommes et où il se trouvait.

Des années passèrent encore. Il s’était intégré au peuple à la peau sombre qui vivait là, avait épousé une des leurs, lui avait fait des enfants.

Une troupe d’hommes en armes accosta. Ils étaient venu pacifier et évangéliser. On le ramena en France. Il eut le droit de prendre sa femme et ses enfants.

À leur arrivée, une foule de journalistes les attendaient.

« Vous avez vraiment épousé une sauvage ? » lui demanda-t-on.

Et lui et sa femme partirent à Nantes prendre sa mère, puis ils retournèrent au port pour rentrer chez eux.

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