MARJOLAINE PAUCHET

Genre : Nouvelle féline

Copyright Marjolaine Pauchet

Matou de la rue Françoise

Le chat de la rue Françoise

Dans une petite ville perdue on ne sait où, se trouvait la rue Françoise. La plaque du nom de rue était vieille et le nom de famille de ladite Françoise depuis longtemps effacé.

La plaque n’ayant jamais été remplacée, la rue Françoise Quelque Chose était donc devenue peu à peu la rue Françoise.

À dire vrai, ce n’est pas tant le nom de la rue qui importe, mais un vieil immeuble, plus vieux encore que la plaque. Cet immeuble se trouvait dans la rue Françoise.

Les autres immeubles de la rue étaient entretenus, propres – ou à peu près – et leurs habitants y étaient contents. La chaussée était de taille convenable. Le soleil la chauffait l’été et l’hiver, point trop de neige ne s’y déposait. Les trottoirs étaient à l’image du reste de la rue.

Le vieil immeuble, donc, qui n’est pas tout à fait non plus ce qui nous intéresse, détonnait avec le reste du cadre. Décrépit, sale, noircit par le temps et la pollution.

On y habitait encore cependant.

Les loyers y étant moins chers que dans le reste de la rue, on y croisait des gens à faibles revenus, des pauvres, comme on dit.

Dans les autres immeubles, sans être aisés, les habitants vivaient moins chichement et rechignaient à se mélanger à cette sorte de société qui donne mauvaise conscience de l’argent durement gagné, quand d’autres, pour travailler aussi dur sinon plus, gagnent beaucoup moins.

Dans cet immeuble donc, vivait une vieille femme. Les cheveux pas encore tous blancs, son âge se lisait sur son dos courbé, son visage terni et raviné par les années, son souffle bruyant qui dénonçait une santé fragile.

L’appartement de la vieille ne contenait que l’essentiel. Des meubles aussi pauvres et antiques que leur propriétaire, maintes fois rafistolés, une télé sans éclat, quelques photos jaunies dans des cadres dépoussiérés d’enfants depuis longtemps partis et d’un homme déjà au cimetière. Était-il parti trop tôt, cet homme, ce compagnon de vie qui n’avait pas eu le temps de devenir un compagnon de vieillesse ?

Dans la cave de l’ancêtre, qui n’était pas plus garnie que son chez-elle, sur un petit coussin rongé par l’humidité et la moisissure, un chat.

C’était lui, le chat de la rue Françoise. Un matou gris et blanc aux yeux clairs et à l’oreille fendue. Un véhicule de transport tous terrains pour teigne et autres parasites en tous genres. Un pourfendeur de souris qui n’avait pas de nom car il n’appartenait à personne et que personne, pas même la vieille dans la cave de laquelle il se trouvait ne se souciait de lui.

Il aimait sa vie et ne s’occupait pas plus des humains qu’ils ne s’occupaient de lui. La liberté est un luxe que notre espèce qui-mieux-mieute à tours de bras et accorde bien peu à autrui. Il en connaissait la valeur. Et si la vie l’avait perclus, il ne l’aimait pas moins.

Tous les soirs, lorsque la lune montait et que la lumière descendait, il se levait de son coussin humide. Alors, le roc fatigué, le vieillard grabataire qu’il avait été durant la journée redevenait le maître fort et incontesté de son domaine. Pas un chat jouvenceau, même gras, frais et vacciné ne s’y trompait.

Au moins quatre souris étaient avalées par nuit, toutes crues, sans avoir eu le temps d’un cri. Parfois des rats. Et combien d’araignées ? Nul ne saurait compter. Ce ventre-là ne connaissait ni la pâtée ni les croquettes. Ce ventre-là ne visitait pas les poubelles.

Infatigable chasseur. Sa liberté, sa vie, étaient à ce prix. Ce n’était pas un abandonné, ce n’était pas un né dans le caniveau. Il était né dans un coin tranquille d’une ruelle et les coups de la langue de sa mère, les jeux avec ses frères et sœurs étaient les seules marques d’affection qu’il ait jamais connues. Il avait connu un temps les poubelles, la nourriture facile qui s’y trouvait. Mais chaque fois que les humains l’y avaient surpris, ils l’avaient chassé. Il était devenu proie. « Fous le camp, sale chat ! » Ces bêtes-là ne voulaient pas même partager leurs déchets.

Depuis longtemps, la lointaine tendresse de sa mère avait quitté sa mémoire. Et les souris, dans ces caves d’où on ne le dérangeait pas, se faisaient rares.

Peu importait. Au soir, il connaissait par cœur le chemin pour se rendre des bas-fonds de la rue Françoise aux toits des immeubles. Du soupirail à la vitre cassée à la rue, cinquante mètres sur le trottoir où on se battait contre les éventuels intrus, puis d’un bond sur le toit des trois garages. Ensuite, de corniches en balcons, jusqu’à la gouttière.

En un rien de temps, agile comme si la jeunesse imprégnait encore ses moustaches, il était en haut. Une nuit pourtant, alors que son élan et la détente de ses muscles étaient parfaits comme à l’accoutumée, il rata son arrivée et chuta.

Le matou en avait vu d’autres et la hauteur de la chute lui laissa le temps de se repositionner pour retomber sur ses pattes. Cela ne l’empêcha pas de s’en casser une.

Teigneux, puant et désormais boiteux, incapable de retourner à la cave sur son petit coussin moisi, il chercha un coin au calme pour se reposer. Il en avait vu d’autres. Il aurait faim quelques temps, voilà. S’il fallait se battre, il se battrait, même avec sa patte abîmée. Quelques jours plus tard, la douleur, sans doute, serait moins vive et il pourrait reprendre sa chasse.

Il se cacha dans une petite dérobade entre deux immeubles et feulait contre tout passant qui avait le malheur de s’approcher, quelle que soit l’espèce à laquelle il appartint.

Un chien vint aboyer contre lui. Par chance, l’animal, bien trop gros pour passer, ne put rien faire de plus. « Laisse le chat, il put. » dit le jeune maître de dix ans en venant rechercher son meilleur ami.

Le soir, une femme qui n’avait pas vu le chat vint jeter un seau d’eau sale. Le chat feula et gronda.

« Oh ! Mais qu’est-ce que tu fais là, toi ! T’avais qu’à pas être là. T’en pis pour toi ! »

Lorsque la nuit fut enfin tombée, le chat, encore trempé, sortit de sa cachette pour s’en trouver une meilleure. La porte du vieil immeuble ne s’était pas refermée et il put rejoindre les caves et son petit coussin moisi.

Il y passa les deux jours et les deux nuits suivantes sans plus aucun incident. De temps à autres, une araignée passait à portée et il en faisait son plat. Mais les souris ou les rats, qui auraient été des repas plus consistants et plus indiqués pour la convalescence du chat ne s’approchaient pas. Il pouvait les entendre fureter, parfois les voir passer, mais bien bête la souris ou le rat qui se serait risqué·e auprès du matou.

En fin de matinée du troisième jour, la vieille à qui appartenait la cave y descendit. Cela ne lui arrivait pas souvent, aussi le vieux chat, qui ne dormait pas, fut-il surpris de la voir. L’étonnement n’était pas partagé, car la vieille savait que l’animal s’y trouvait.

Il se leva, prêt à décamper au moindre coup de balai, de pied ou à tout mouvement suspect. Tout en feulant, il la regardait avec des yeux ronds comme des billes, et alla se coller contre un mur. Les béquilles de la vieille, surtout, lui faisaient peur. Il les voyait comme des armes dont elle pouvait se servir contre lui.

« Tiens, tu boites, toi, maintenant ? T’as la patte cassée ou quoi ? Tu vois, moi, c’est pareil. J’ai jamais besoin de rien dans cette cave et pour une fois que ça m’arrive, faut que j’ai la hanche cassée. »

Tout en parlant, la vieille attrapait ce qu’elle était venue chercher. Puis, repartant, elle s’accroupit auprès du chat malgré sa hanche douloureuse. Lui, ne lâchait toujours pas une miette de ses mouvements. Sans trop y réfléchir, elle lui fit une petite caresse sur la tête, se releva en grommelant encore sur sa hanche cassée et sa descente à la cave et s’en alla.

La journée s’acheva, le soir tomba. Par le soupirail, on distinguait la rue qui peu à peu disparaissait dans l’ombre.

Sans songer à remonter sur les toits : il savait que son corps n’était pas prêt, le matou se remit en chasse. Il avait faim. Il fallait manger.

La patte était douloureuse, il ne pouvait la poser. La première souris lui échappa. La deuxième aussi. La troisième fut engloutie, ainsi que la quatrième. Une araignée, deux, trois. Voilà qui lui redonnait des forces. Deux autres souris lui échappèrent. Il en captura une nouvelle, mais ne l’avala pas. Pour autant, elle était morte. Il n’était pas de ces chats gâtés qui s’amusent avec leur proie.

Le petit cadavre dans sa gueule, boitant, il parcourut les caves jusqu’à l’escalier, monta au rez-de-chaussée, puis dans les étages. Il y en avait trois et c’est au troisième qu’il s’arrêta, devant une porte à l’odeur familière. Là, il déposa sa prise et miaula.

« Maaaaaaaaou ! Maaaaaaaaaou ! »

« Mais qu’est-ce que c’est que ça ? » dit la voix de l’autre côté de la porte.

La vieille ouvrit. Il la regardait, silencieux désormais, de ses grands yeux clairs.

« C’est toi ? Je n’ai pas de croquettes pour toi, mais j’ai peut-être des restes dans le frigo. Entre si ça te va. »

C’est ainsi que le vieux matou teigneux, puant et boitant et la vieille pauvresse du vieil immeuble dégoutant s’apprivoisèrent.

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