Cauchemars ou petits bouts
Après un coup de téléphone, Emma saute de joie : un entretien d’embauche, enfin ! Après six mois de chômage. Il était temps. Vingt-huit ans, châtain, cheveux difficiles à dompter, un sourire qui met à ses pieds tous ceux qu’elle souhaite. Un diplôme d’assistante vétérinaire en poche, un bout de papier qui ne lui sert pas à grand-chose : l’entretien est pour un poste d’employée polyvalente en grande surface. Mais bon, il faut bien manger. Et puis il y a Clooney, son rat, qui la fait autant craquer que Georges. Lui aussi doit manger.
Nous sommes jeudi, l’entretien est lundi en milieu d’après-midi. Elle appelle aussitôt Lolie pour le lui annoncer. L’amie des quatre cents coups et des fous rires interminables, celle avec qui on discute des hommes, même à 3 heures du matin. Lolie travaille déjà dans ladite grande surface et a touché deux mots à son responsable pour qu’Emma ait cet entretien.
« Surtout tu me fais pas honte ! » lance Lolie en riant.
Tandis qu’Emma, à l’autre bout du fil, rit à son tour, elle se dirige sans y penser vers la salle de bain. Dans son miroir, ses cheveux en bataille relancent son rire. « Quelle horreur ! » se dit-elle. Et quand, après une demi-heure de bavardages qui n’ont plus rien à voir avec le sujet de départ, les deux jeunes femmes raccrochent, Emma s’empresse d’appeler son coiffeur pour prendre rendez-vous pour lundi matin.
« Aïe ! » crie-t-elle, alors que Clooney, sur son épaule, vient de lui mordiller l’oreille. « Si tu étais Georges, dit-elle d’un ton ironique, tu pourrais me mordiller l’oreille autant que tu veux. Mais là, c’est non ! » et elle pose le rongeur par terre.
Vendredi, rien à signaler.
Si.
Vendredi soir, elle a rendez-vous au Hip Hop, son bar préféré avec sa bande d’amis. Lolie, Edith, Seb, Vincent et Pierre, le colocataire de Seb, qui lui, désespère au vu de sa calvitie naissante. Tout le monde est là. Discutant autour de verres du futur entretien d’Emma.
— M. Peula est sympas, tu verras. Normalement, c’est lui qui va te faire passer l’entretien. Si tu tombes sur M. Jix, par contre, ben, t’es mal tombée…
Le groupe rit.
— T’as pas mieux comme conseil ?
— Pas de décolleté. M. Jix a horreur de ça ! Pour lui, dès qu’une femme met un décolleté au travail, c’est qu’elle vise la promotion canapé…
— … Sympas…
— Tu le sors d’où ton Jix ? xixe ? début xxe ?
— Personne ne l’aime. C’est l’archétype de l’abruti. Et sinon pour tes cheveux…
— J’ai dit dix fois que j’allais chez le coiffeur lundi matin.
— Ben rate pas ton rendez-vous, quand t’es arrivée, je me suis demandé si c’était bien des cheveux que tu avais sur la tête ! lance Seb en riant.
— Moi, je croyais que Clooney avait fait son nid dedans, renchérit Pierre.
Tout le monde éclate à nouveau de rire, même le serveur en train de distribuer les consommations.
— Dis, tu me prêtes un peu de tes cheveux ? rajoute le jeune homme. Pas beaucoup, juste quelques-uns.
La soirée et le week-end se poursuivent dans le même esprit.
Lundi matin se passe sans accrocs. Peu d’attente chez le coiffeur, elle en ressort avec une tête fraîche et des cheveux enfin domptés. Une belle coupe qui ne fera peur à personne et surtout pas au recruteur. Emma rentre chez elle, nourrit Clooney, mange, quelque chose de rapide qui lui tiendra au corps. « Rien de plus foireux à un entretien qu’un estomac qui gargouille. » pense-t-elle. Pourquoi pas… des spaghetti avec une sauce basilic.
Après le repas, le brossage de dents, un soupçon de fond de teint, pas de rouge à lèvres. On ne sait jamais, M. Jix pourrait mal le prendre. Puis un charmant tailleur, le genre élégant et discret qui met le côté professionnel en valeur, pas les formes. Sacré M. Jix…
Devant son miroir, Emma en rit. Elle se regarde sous tous les angles, pas de faux pli, pas de tache, pas de mèche rebelle, elle vérifie son haleine.
Satisfaite, elle dépose un délicat baiser entre les oreilles de Clooney, lui demande de lui souhaiter bonne chance, puis quitte son appartement. Alors qu’elle ferme à clé, elle reprend dans sa tête tous les conseils qu’on lui a donné, les réponses à chaque question : ne surtout pas être prise au dépourvu. Emma a beau avoir une jolie frimousse, une frimousse qui fait « Euh… je ne sais pas. » ce n’est jamais charmant, surtout à un entretien.
C’est M. Peula qui la reçoit. Tout se passe bien. Emma y croit. Pour la première fois en six mois de galère, elle entrevoit le bout du tunnel.
À 17 heures, elle sort de la grande surface un léger sourire aux lèvres. Lolie finit dans deux heures, elle doit lui téléphoner sitôt sa sortie pour avoir les nouvelles. En attendant, direction le Hip Hop où Vincent l’attend. Sortis ensemble de la formation, ni l’un ni l’autre n’a trouvé du travail. Et puisqu’Emma aura sans doute bientôt un salaire, c’est elle qui invite. Normal.
À partir de 18 heures, le bar commence à se remplir peu à peu. Edith et Seb seront là sous peu. Chacun veut savoir comment s’est passé l’entretien. Et Emma, guillerette, reprend pour eux ce qu’elle a déjà dit à Vincent. À la demie, après une gorgée de son mélange sucré favori, elle commence à tousser.
— Faut pas avaler de travers pour autant, ironise Seb.
— Je crois que c’est passé par le mauvais tuyau, confirme Emma au milieu de sa quinte qui n’en finit pas.
Pour tout dire, elle se sent étouffée, comme s’il n’y avait plus d’air autour d’elle. La situation empire en quelques secondes, elle ne peut plus tousser, plus émettre un son. Son souffle ne revenant pas, une peur froide l’envahit et elle se prend la gorge. Vincent veut tenter une manœuvre de Heimlich, en vain car Emma n’a rien avaler de solide, rien qui puisse bloquer ses voies respiratoires. Edith téléphone aux urgences sans perdre un instant. « Lève les bras, dit-on à Emma, lève les bras. »
Elle s’effondre, toujours le souffle coupé. Son visage et ses lèvres deviennent bleus. Quand l’ambulance arrive, Seb pratique un massage cardiaque sur Emma dont le cœur s’est arrêté tandis que le serveur essaie de gérer l’attroupement qui s’est formé. Les secouristes prennent le relai, essaient de la ranimer pendant plus d’une demi-heure, puis déclarent le décès. L’un d’eux, alors que ses collègues tentent encore l’impossible, est contacté pour une autre urgence, symptômes similaires, à dix minutes de là.
Sitôt la mort prononcée, les secouristes remballent leur matériel, récupèrent le corps et partent sur l’autre site.
Il est 19 h 20 quand Lolie arrive au Hip Hop. Elle trouve ses amis en pleurs, ils lui expliquent. Elle refuse d’y croire. Un canular, ça ne peut être que ça. Enfin, elle fond en larmes à son tour.
Emma était pourtant en excellente santé.
« Et qui va prendre soin de Clooney ?… Il faut que quelqu’un aille le chercher. » Glisse Edith entre ses sanglots.
Incapable de prendre le volant – comme chacun des membres du petit groupe – Lolie finit par prendre un taxi pour aller récupérer le rongeur. En meilleure amie, elle a un double des clés.
Sur la route, ils croisent une, deux, trois ambulances.
« Je ne sais pas ce qu’il y a aujourd’hui, mais depuis tout à l’heure, ça n’arrête pas. » déclare intrigué le chauffeur.
Lolie, toute à ses larmes, ne relève pas.
Le soir, les infos locales et nationales ne parlent que de ça. Dans toute la région, une vague de décès inexpliqués. Des personnes de tous les âges et en apparente bonne santé sont mortes. Les morgues sont pleines. Les asphyxies en milieu aéré et sain sont les plus fréquentes, mais on compte aussi une cinquantaine de personnes écrasées sans que quoi que ce soit ne leur soit tombé dessus et quatre personnes brûlées vives, l’une d’elle ayant même mit le feu à sa maison tandis qu’elle se débattait contre les flammes. Quatre combustions spontanées en l’espace de quelques heures sur une seule région ?
À l’exception de rares cas, ces personnes ne se connaissaient pas et n’étaient pas ensemble quand elles sont mortes.
Au matin, on signale de nouveaux décès, dont le nombre reste à déterminer, de personnes mortes de froid au chaud chez elles.
À côté de cela, d’autres morts suspectes se produisent.
Le plan blanc est déclaré dans toute la région et une cellule de crise est ouverte à l’Élysée. Le Président, le préfet de la région, le ministre de la Santé et toutes personnes compétentes se retrouvent pour essayer de comprendre.
La maman d’Emma, contactée par Vincent après la mort de sa fille se rend à la morgue. Le nombre de morts est tel qu’il faut procéder à une réidentification de chaque corps, car les légistes croulent sous la charge.
Le visage et les lèvres d’Emma sont toujours bleus, sa bouche est entrouverte dans une dernière douleur, une dernière tentative pour respirer.
— Non madame, rassure le légiste, les secouristes ont dû l’intuber pour l’aider à respirer. Ils ont retiré les tubes après avoir prononcé le décès.
— Et ils ne pouvaient pas refermer sa bouche ?
— Parfois, la mâchoire refuse de se fermer.
— Ma petite chérie… C’est atroce.
La maman referme la mâchoire de sa fille.
— Vous savez ce qui l’a tuée ?
— Une asphyxie.
Chez elle, Edith n’arrête pas de pleurer. Cette mère de deux enfants, Lila et Zoé, conseillère clientèle dans une société d’export, ne se remet pas de la mort de son amie. Elle était là, elle a tout vu, pourtant rien à faire, elle ne l’admet pas. On ne meurt pas comme ça d’asphyxie. Incapable d’aller travailler ou même de conduire, elle a posé sa journée. Elle allume la télé pour voir s’il y a du nouveau, une explication, n’importe quoi.
Mais au lieu d’annoncer qu’un gaz toxique échappé d’une usine SEVESO s’est répandu dans la région ou autre du même genre, les médias ne font que se gargariser des chiffres alarmants qui augmentent.
« Ça n’a pas de sens ! » lance-t-elle au poste de télé comme s’il pouvait lui répondre.
Elle téléphone à Vincent pour essayer de comprendre, puis à Pierre et à Seb. En dernier recours, elle appelle Lolie. Edith pensait qu’elle ne répondrait pas, mais si. Pourtant, Lolie n’a pas plus d’explication à donner. À dire vrai, elle s’en moque. Son amie est morte, Clooney la cherche partout, se sent perdu sans elle et dans cet appartement qu’il ne connaît pas, c’est tout ce qu’elle sait. Personne ne comprend. Seb a bien rappelé à Edith qu’un gaz toxique n’expliquerait pas les combustions spontanées dont les journalistes ont parlé et encore moins les personne mystérieusement écrasées ou mortes de froid. Sans oublier bien sûr qu’ils auraient alors tous étaient touchés, peut-être à différents niveaux suivant la sensibilité de chacun, mais touchés tout de même.
Certes. Mais alors ?
Edith n’est pas Lolie. Pour tenir le coup face à cet événement aussi soudain qu’inattendu, elle a besoin de comprendre. De mettre du sens là où il semble ne pas y en avoir. Maintenant déterminée à tout faire pour ça, elle se sent assez forte pour prendre le volant.
À cette heure-ci, le Hip Hop sera fermé. Ouvrira-t-il seulement aujourd’hui ? N’y aura-t-il pas de fermeture administrative en attendant la fin de l’enquête ?
Edith décide d’aller voir M. Peula au centre commercial. Le rencontrer sans rendez-vous est difficile, mais elle insiste jusqu’à ce qu’il se tienne devant elle. Elle lui serre la main, lui présente ses excuses pour son culot et lui explique. Comme tout le monde, il a entendu parler de la vague de décès inexpliqués et il sait que Lolie a pris un congé maladie aujourd’hui. C’est qu’Emma, la jeune femme qu’il a reçue hier en entretien après que Lolie la lui ait recommandée fait partie des victimes. Et maintenant, il faut comprendre. Elle veut comprendre. Mais M. Peula n’a rien à lui dire. L’entretien s’est bien passé, il n’a rien relevé d’étrange. Emma paraissait en pleine forme. Edith demande à voir les locaux qu’a vus son amie, là où s’est passé l’entretien, mais M. Peula refuse. Il comprend le choc de la jeune femme, son besoin de réponses et respecte son deuil. Mais ce sont des pièces internes à l’entreprise, réservées au personnel. Elle n’en fait pas partie. Il lui conseille de rentrer chez elle se reposer et de laisser les autorités compétentes faire leur travail.
Edith s’y refuse. Elle le remercie pour ses conseils et part chez TousTifs, le coiffeur d’Emma. Sur la route, elle allume la radio. Encore des nouveaux cas, dont un homme décédé de combustion spontanée dans un hôpital. Des noyades aussi. Le plus souvent à proximité de l’eau, mais pas le nez dedans. Seb l’appelle. Elle se gare sur le bas-côté, décroche. Il lui annonce la mort de Pierre. Il s’est noyé alors qu’il prenait sa douche. Elle fond à nouveau en larmes, vidée par l’émotion. Aller chez TousTifs est ridicule, elle s’en rend compte à présent. Mais Seb, toujours à l’autre bout du fil, insiste. Après la mort de son colocataire et ami, il se sent à son tour déterminer à trouver des réponses. Et puisqu’il faut bien commencer quelque part, pourquoi pas là ?
Ils arrivent ensemble dans le magasin. Employés, clients, tous ne discutent que de ces morts inexpliquées. Le gérant est surpris d’apprendre qu’une de ses clientes de la veille en fait partie et ne sait pas quoi dire qui pourrait aider Edith et Seb. Tandis que le jeune homme pose des questions, la jeune femme remarque, de l’autre côté du comptoir, un cahier de rendez-vous sur lequel sont notés les noms de toutes les personnes venues se faire coiffer la veille. Sans demander la permission, elle sort son téléphone et le photographie.
En quittant le magasin, Seb lui demande :
— Pourquoi as-tu pris ce cahier en photo ?
— Je ne sais pas. Tu as une autre piste ? Tu dis toi-même qu’il faut bien commencer quelque part.
— Et tu comptes faire quoi avec ces noms ?
— Chercher ces personnes dans l’annuaire en ligne pour savoir si elles vont bien.
Les coups de téléphone passés, il s’avère que chacun des noms inscrits sur la liste appartient à une personne morte asphyxiée à peu près à la même heure qu’Emma.
Sur la route du commissariat où ils veulent faire part de ce qu’ils ont découvert, ils passent devant deux autres coiffeurs et s’y arrêtent. Au premier, une nouvelle photo du cahier de rendez-vous est prise. Quant au second, pas de cahier, on vient sans rendez-vous. Grâce à l’aide des employés, Seb et Edith arrivent tout de même à avoir deux noms d’habitués venus la veille. À nouveau, toutes ces identités appartiennent à des personnes mortes asphyxiées.
Quelqu’un aurait donc trouvé le moyen de se procurer la liste des clients des coiffeurs de la région et de les asphyxier presque tous en même temps ? Mais comment ? Pourquoi ? Et quid des noyés, brûlés vifs, écrasés ?
La police municipale est très intriguée par ces données, prend la déposition des deux amis, les remercie et leur demande de rentrer chez eux, leur promettant qu’ils prendront la suite. Mais lorsqu’on tient un bout de la réponse de quelque chose qui tue tant de gens et a tué deux de vos meilleurs amis, peut-on s’arrêter ainsi ?
En remontant dans la voiture, les larmes d’Edith reviennent. En entrant dans ce bâtiment de l’autorité républicaine, elle avait l’impression d’avoir fait quelque chose pour la mort de ses deux amis, avoir trouvé un début de réponse. En en sortant, elle se sent plus abattue que jamais. Elle n’a aucune réponse réelle, ce qu’ils croyaient avoir trouvé n’a aucun sens et l’attitude ambigüe des policiers, tantôt intriguée, tantôt désinvolte ne la rassure pas davantage.
— Que fait-on ? interroge-t-elle dans un sanglot.
— On continue.
Elle le regarde. Sa détermination suffira-t-elle ? Il prend le volant le temps qu’elle sèche ses larmes et retrouve la sienne.
Il est 13 heures, ils vont se sustenter dans un restaurant pour parler en paix et faire le point. Pourtant, rien de sensé ne ressort de leur discussion. Ils décident de retourner chez TousTifs en sortant.
Le gérant ne veut pas croire à cette histoire. Se sentant un moment accusé, il le prend très mal et les met presque dehors. Mais Lolie, que Seb et Edith ont tenue informée par téléphone arrive et, la rage au cœur, convainc l’homme et les employés de dire tout ce qu’ils savent. Rien, en fait. Ils retracent ensemble la journée de la veille, les clients reçus, le déroulé de chaque heure, presque de chaque minute, même les différentes coupes faites sont passées en revue. Rien n’est omit et rien de suspect n’est trouvé. Qui aurait pu avoir accès à la liste des clients ? Beaucoup de monde. Comme ils s’en sont eux-mêmes rendus compte, se la procurer n’est pas très difficile. Ont-ils une idée, une piste concernant les personnes mortes écrasées, brûlées ou noyées ? Pas la moindre.
À l’audition de cette discussion, les clients qui étaient présents sont peu à peu partis et tandis qu’une employée passe le balai pour retirer les cheveux tombés au sol et garder le lieu propre, Edith songe que Pierre aurait aimé en avoir autant sur la tête, lui qui voyait les siens tomber comme on regarde une clepsydre s’écouler ou comme la fin de sa virilité. À cette pensée, un léger sourire s’esquisse sur ses lèvres. Elle suit du regard le trajet des cheveux, de la brosse du balai à la pelle, de la pelle à la poubelle.
— Et le soir, quand vous fermez, que faites-vous de la poubelle ?
— Elle est jetée avec les autres, pourquoi ?
— Avec tous les cheveux coupés du jour ?
— Oui, bien sûr, pourquoi.
— À quoi penses-tu, Édith ? demande Seb.
— Pierre était dans sa douche quand il est mort.
— Et alors ?
— Alors, il a dû perdre encore quelques cheveux qui sont allés tout droit dans les canalisations pleines d’eau. S’il avait pu physiquement être à la place de ses cheveux, il serait mort noyé. C’est ce qui s’est produit. Si Emma avait été dans ce sac poubelle, une fois fermé, elle serait morte asphyxiée. C’est ce qu’il s’est produit.
— T’es pas un peu folle ?
— Non, c’est comme s’ils étaient toujours connectés à ces parties d’eux et qu’il leur était arrivé la même chose.
— C’est absurde, déclare l’employée.
— Complètement, confirment Seb et le gérant.
— Tout à fait d’accord. Et votre explication à vous, c’est… Je n’oublierai jamais le visage bleu d’Emma quand elle est morte. C’était atroce. Et ses yeux qui sont devenus tout rouges… Vous pourrez, vous ? Je sais que ça ne tient pas debout, mais Emma est morte asphyxiée dans une pièce saine et ventilée par ailleurs, Pierre est mort noyé sans avoir avalé d’eau. Alors j’ai beau chercher, cette explication absurde est la seule que j’ai.
— Et quand bien même, tu expliques comment les autres noyades, les personnes brûlées vives ou écrasées ?
— Je ne sais pas.
Après cet aveu d’ignorance, ils quittent le magasin à la recherche d’autres réponses.
En dehors d’Edith, personne n’est convaincu. Tous les trois restent néanmoins ensemble en attendant de trouver une piste, une vraie, qui satisfasse tout le monde.
Tandis qu’ils marchent sans but, alternant réflexions silencieuses et discussions, une femme qui marchait sur le même trottoir, mais en sens inverse, venant de jeter quelque chose sur la chaussée s’effondre. Les trois amis se précipitent : il est déjà trop tard. La femme, une quarantaine d’années, paraît avoir été écrasée. Qu’un poids immense lui soit tombé dessus, brisant tous ses os, broyant toutes ses chairs, tous ses organes, le résultat aurait été le même. À sa vue, Seb, qui pensait avoir un estomac plus solide que ça en vomit.
Quelques minutes plus tard, alors que deux ambulanciers s’apprêtent à mettre le corps dans un sac mortuaire, que des policiers interrogent les trois jeunes gens, Vincent les rejoint. Edith essaie quant à elle de parler de sa théorie, aussi bien au personnel médical qu’à la police, mais ne trouve aucune oreille attentive en raison de l’étrangeté de ladite théorie. « Pourtant, dit-elle, elle n’est pas plus étrange que ces morts. »
Tous anesthésiés par ces chocs successifs, plus aucune larme ne sort et ils reprennent leurs pas quand les policiers les laissent partir.
— Tout ça n’est pas réel, déclare Lolie au milieu de ses pensées.
— Quoi ?
— Un cauchemar, c’est juste un cauchemar, je vais me réveiller, Emma ira bien, Pierre et cette dame aussi. Rien de tout cela ne sera arrivé. Ce n’est qu’un cauchemar. Il n’y a que dans les cauchemars que ce genre de chose peut arriver. C’est la seule explication plausible.
— Je crois que c’est réel, Lolie.
— Non, tais-toi. Tu n’es pas réel. Rien de tout ça ne l’es. Il suffit d’attendre que je me réveille et je pourrai me lever et reprendre ma vie.
— Et on est dans le cauchemar de qui si ce n’est pas réel ?
Le silence revient.
Quelques instants plus tard, Edith demande à Seb et Lolie s’ils ont vu ce que la femme avait jeté juste avant de mourir, mais aucun ne sait.
Pour Edith, toujours à sa théorie, quelque chose a dû écraser un cheveu ou un petit bout de cette femme. Mais quoi ? Elle dirige ses yeux vers Vincent pendant qu’elle réfléchit à haute voix, comme si elle s’adressait à lui.
— Ne me regarde pas comme ça, je n’étais même pas là.
— Je sais. Je réfléchissais tout haut.
— Je n’ai rien vu de cette femme. Tout juste sa main rongée qui pendait de la civière avant que l’ambulancier ne la rentre dans le sac pour le fermer.
— Sa main rongée ? Comment ça ?
— Elle se rongeait les ongles. Pas beau à voir. Ma sœur le fait aussi. Je comprends pas ce qu’ont les femmes qui…
— C’est ça !
— Quoi ? demande Seb.
— C’est ça qu’elle a jeté dans la rue. Elle venait de se ronger un bout d’ongle et elle l’a ensuite jeté dans la rue. Une voiture est passée juste à ce moment-là ! Elle aura écrasé l’ongle et donc sa propriétaire.
— C’est absurde.
— Ça colle avec le reste. Avec les cheveux asphyxiés ou noyés.
— Non, correction, c’est aussi absurde que le reste. Ce n’est pas pareil.
— Mais non ! Tout correspond, je te dis.
Vincent demande une explication et pendant que Seb résume pour lui la théorie d’Edith, Lolie commence à la trouver moins folle.
— Et alors quoi ? On ne devrait plus jamais se couper ni les cheveux ni les ongles sous peine de mourir je ne sais comment dans les heures qui viennent ? demande Vincent.
— C’est ça ou c’est un cauchemar.
— Et les autres noyés ? Et les personnes brûlées vives ?
— Moi, quand j’étais enfant, chez mes grands-parents, on jetait plein de choses à la cheminée, y compris des boules de cheveux retirées des brosses et Pierre n’était pas le seul à perdre ses cheveux dans la douche.
Pour calmer les esprits et trouver d’autres pistes, Seb met la radio sur son téléphone. Depuis la veille, les infos tournent en boucle sur toutes les stations et sur toutes les chaînes de tous les médias. Le nombre de morts ne cesse de croître, les frigos des restaurants ont été réquisitionnés pour stocker les corps. Une station parle de la seule victime recensée en hôpital. Entrée pour une amputation de la jambe suite à un cancer, décédée brûlée vive de combustion spontanée deux jours plus tard.
— Et que deviennent les déchets hospitaliers du genre membres coupés ?
— Ils sont incinérés, je crois.
Les infos Internet ne leur apprennent rien de plus et ils finissent par décider de rentrer chez eux, éreintés chacun et se promettant de se tenir au courant de toute nouveauté.
Pendant encore deux jours durant lesquels aussi bien Seb, Vincent, Lolie et Edith ont pris grand soin de ne perdre ou écraser ni cheveu, ni ongle, ni quoi que ce soit qui vienne d’eux – on ne sait jamais – les morts étranges continuent à se multiplier.
Lolie téléphone alors à Edith.
— Tout va bien pour toi ?
— Rien de nouveau. Et pour toi ?
— Aussi. Je viens de téléphoner à Vincent. Il va bien aussi.
— Moi, j’ai eu Seb en début d’après-midi. Rien à signaler de son côté.
— Donc, c’est ça ? Quand on perd un bout de soi, il nous arrive la même chose qu’à lui.
— C’est ça ou c’est un cauchemar.
Leur discussion se poursuit encore un petit moment, puis elles raccrochent.
Le lendemain à midi, tous les médias annoncent que la vague de mystérieux décès est terminée. Plus aucun cas suspect n’est à déplorer depuis 6 heures du matin.
Les quatre amis se retrouvent pour le déjeuner.
— Vous avez entendu la nouvelle ? Il paraît que c’est fini.
— Il paraît.
— Vous vous êtes réveillé de votre cauchemar, vous ?
— Non.