MARJOLAINE PAUCHET

Marjolaine PAUCHET

Genre : Nouvelle historique

Copyright Marjolaine Pauchet

Boîte à secrets

Le secret

— C’était quand j’étais tout petiot. C’est là que ça a commencé. Sans vraiment que je m’en rende compte. S’ils avaient su, que je m’en sois rendu compte ou pas n’aurait de toute façon rien changé. J’avais… peut-être huit, neuf ans. Peut-être plus, peut-être moins.

— Comment ça ?

— Pour vous, c’est facile de savoir. Quelqu’un marque toujours quelque part quand et où vous êtes né. Pour nous, ce n’est pas pareil. Nous, on naît comme on meurt, sans laisser de trace. Je ne sais ni où ni quand sont morts mes parents. Et s’ils n’avaient pas l’âge d’être morts, je ne saurais même pas qu’ils le sont. De mes trois frères et de mes deux sœurs, il ne me reste qu’une sœur. Paul, mon frère aîné, a été tué par son maître. Enfin… par son maître, il a lâché ses chiens sur lui au prétexte qu’il voulait s’enfuir. Je n’y crois pas.

— Pourquoi ? Quel autre motif aurait eu son maître pour…

— Je ne prétends pas connaître le motif et Paul rêvait de liberté comme nous tous. Mais il y a un monde entre rêver de liberté et concevoir un plan d’évasion. Ce n’était pas son genre.

— Je vois.

— Ferdinand, lui, s’est enfui pour de bon. Il s’est confectionné un petit esquif, comme il a pu. Et à la faveur d’une nuit sans lune, il a pris le large. Trois jours plus tard, la marée a rejeté ce qu’il restait de l’embarcation sur le sable : elle portait des marques de morsures de requin. Qu’importe au fond.

— Qu’importe ? Êtes-vous sérieux ? Que sont devenus votre autre frère et votre sœur ?

— Marthe est morte en couche avec le petit. Elle devait avoir dans les vingt, vingt-deux ans, peut-être. Elle n’a jamais voulu dire qui était le père. Sans doute le maître. Alors ce doit être mieux comme ça. Furcy, lui, est mort de maladie. Je ne peux pas vous dire laquelle. On n’appelait pas le médecin pour l’un de nous. Enfin…

— Et votre dernière sœur, celle qui est encore en vie ?

— Oh, elle ? Elle va bien. Elle a quelques bouts de rhumatismes. Mais elle est solide comme un roc. Si demain est pareil à aujourd’hui, alors il fera beau et la mer sera calme.

— Vous aimez bien cette phrase, je crois. Ce n’est pas la première fois que je vous l’entends dire.

— C’est qu’elle résume bien la chose.

— Et si nous en revenions à votre enfance ?

— Si vous voulez. Ce n’est pas l’âge que j’avais à l’époque qui compte. Ce qui compte, c’est que j’ai passé quelques heures à nettoyer la cour de l’école. Les enfants de l’île, je veux dire les enfants des maîtres y étaient à cette heure-là. Et pendant que je faisais mon travail en silence, j’entendais les petits ânonner : A – B – C ; et leur instituteur qui ânonnait aussi, pour faire le A majuscule, on dessine une pointe qui va vers le ciel, puis… C’est comme ça que j’ai appris mes premières lettres. Et puis le maître m’a envoyé travailler ailleurs. Je crois que c’était à ce moment-là que je me suis rendu compte que j’avais entendu et retenu. A – B – C – D – E – F – G. Les élèves en étaient à G lorsque j’ai dû partir aider le forgeron. C’était dur, un travail d’homme. Je me sentais en danger partout où je mettais les pieds. Le forgeron me battait pour un oui ou pour un non. Mais le maître avait malencontreusement tué son meilleur chien de chasse…

— Vous étiez la contrepartie pour rembourser le chien ?

— C’est ça. A – B – C – D – E – F – G. Je voyais ces lettres comme un trésor secret. Un immense, un implacable secret dont je devenais le détenteur. Pour la première fois de ma vie, je possédais quelque chose. Même mes vêtements ne m’appartenaient pas. Mais ça, ça… Pour moi, lorsque je réalisais que je possédais ce savoir, ces quelques lettres, je ne l’aurais pas échangé contre tout l’or du monde. Je n’ai pas osé en parler à qui que ce soit. Pas même à ma mère. Elle m’aurait sans doute frappé pour me forcer à oublier, pour avoir osé prendre le risque de mécontenter le maître. S’il avait su, qui sait ce qu’il aurait fait. Mais il n’a jamais su.

— Et qu’avez-vous fait ?

— Rien. J’ai continué à obéir et à servir. J’ai grandi avec mon secret. Vers l’âge de seize ans, je ne connaissais toujours que A – B – C – D – E – F – G. Je n’avais pas la moindre idée de combien il y avait de lettres dans l’alphabet. Je savais qu’il y en avait d’autres, mais j’ignorais tout d’elles. Je me sentais un peu moins ignorant grâce à mes sept trésors et quand un ouragan s’abattait sur l’île, que nous nous terrions dans les caves, tandis que les autres priaient Dieu pour qu’au dehors, quelque chose reste de nos maisons et de notre monde et pour que nous survivions à la colère des éléments, moi, plutôt que de prier, j’ânonnais dans ma tête, A – B – C… Encore et encore. Oh, vous pouvez sourire, ça vaut bien de répéter les Je vous salue Marie. Et puis, d’autres qui ont convenablement récité leurs prières et bien plus que moi ont déjà rejoint l’autre monde alors que je suis encore là.

— Vous ne deviez pas avoir si tort que ça alors.

— C’est aussi ce que je pense.

— Que s’est-il passé après ?

— Vous êtes bien pressé. Quand j’avais quinze ou seize ans donc, après qu’un de ces ouragans ait dévasté l’île, j’ai découvert un livre dehors dans les décombres. Il était en piteux état. À moitié trempé, des pages arrachées…

— Qu’en avez-vous fait ? L’avez-vous jeté ?

— Jeté ? Certainement pas ! La logique, oui, aurait voulu soit que je le jette, soit que je le donne au maître qui en aurait fait ce qu’il aurait voulu. Mais il n’y avait personne à côté de moi à ce moment-là et je sentis à nouveau cette émotion prendre possession de chaque fibre de mon être, celle d’avoir découvert un trésor qui valait plus que ma propre vie et je me sentais prêt à la donner pour ce trésor, n’en déplaise à ma mère. Non. Je cherchais du regard un endroit où cacher l’ouvrage. Il n’y en avait aucun de sûr et je résolus de le glisser entre deux feuilles de palmier que le vent avait jetées là et de venir le rechercher à la nuit tombée.

— C’est ce que vous fîtes ?

— C’est ce que je fis. Le ramener dans notre case fut périlleux, car je ne voulais réveiller personne. J’y parvins cependant et l’enterrais dans un coffret en bois à peine assez grand. Quelques jours plus tard, Furcy eut les premiers symptômes.

— Et vous n’avez vraiment aucune idée de ce qui l’a emporté ?

— Quoi que ce soit, il est mort en cinq jours. Cette saison fut terrible. Quelques semaines plus tard, il y eut un nouvel ouragan, encore plus violent. Cette fois, le vent a dû souffler trop fort pour que le Ciel entende les prières, car lorsque tout fut fini, plus rien n’était debout. Ni nos cases, ni la maison du maître, ni les granges, ni les arbres. Plus rien. Et comme le maître avait besoin d’argent pour tout reconstruire, il se mit à lister ce qu’il possédait encore et qui avait de la valeur. J’étais fort, j’étais robuste et dur à la tâche. Les heures passées chez le forgeron m’avaient endurci. Je fus vendu avec le reste. Marthe, Paul et Ferdinand aussi. Ainsi, en une saison, nos parents perdirent cinq de leurs six enfants. Ne leur resta qu’Aimée.

— Ils s’en sont remis ?

— Se remet-on de ces choses-là ?

— Et votre livre ?

— Je n’eus pas le temps de le prendre et je croyais l’avoir perdu pour toujours. Le marchand nous fit changer d’île et sur le bateau, je vis dans les yeux de Ferdinand une étincelle que je n’y avais encore jamais vue. Je crois que c’est là qu’il eut l’idée de son esquif. Il mit six ans à la concrétiser. Tous les quatre avons été vendus à des maîtres différents, mais voisins de sorte que nous sommes toujours restés en contact et que je connaissais les intentions de Ferdinand.

— L’avez-vous aidé ? Avez-vous tenté de le dissuader ?

— Ni l’un ni l’autre. Il s’accrochait à un rêve que je croyais hors de portée. J’étais persuadé de son échec, mais qui étais-je pour juger pareil rêve ? Lorsqu’on n’a rien, que possède-t-on sinon ses rêves ? Aurais-je dû, pour être bon frère, lui arracher la seule chose qu’il n’ait jamais possédée ?

— Vous possédiez plus avec votre début d’alphabet ?

— Je n’ai pas dit ça. Lui voyait la liberté s’étendre sur la mer comme on déroule un parchemin sur une table, moi je la voyais dans mon A – B – C – D – E – F – G. L’un de nous avait-il tort, l’un de nous avait-il raison ? Mon rêve ne valait pas plus que le sien et craignant pour sa vie, je ne m’autorisais pas de lui dire comment la mener. Le maître s’en chargeait assez.

— Qu’ont dit Paul et… Marthe ?

— Pas plus que moi.

— Et Marthe, combien de temps après avoir été vendue est-elle morte ?

— Dix mois.

— …

— Il y a de ces choses qui devaient être comme ça. Et mourir en couche, du maître ou d’un autre, j’aime autant que nos parents n’aient rien su et qu’elle ait continué à vivre pour eux.

— Et vous n’avez aucune colère ?

— J’ai passé l’âge des colères. Un jour, le maître me fit venir dans sa maison. C’était la première fois que j’y entrais. Tout était si grand et si beau que je me serais cru dans la demeure d’un roi. Il voulait que je construise une bibliothèque. Lorsque j’entrai dans la pièce, je découvris plus de livres qu’il n’y avait d’insectes dans toute l’île. J’en eus le tournis. C’étaient les insectes, justement, qui l’inquiétaient. Il avait repéré des galeries de termites dans le bois et pour protéger les ouvrages, il était résolu à jeter tout le meuble. Trois domestiques s’activaient à enlever un à un les précieux volumes, à s’assurer qu’ils n’étaient pas atteints par le mal, avant de les mettre dans des caisses en attendant. Je n’avais pas le droit d’y toucher avec mes sales mains. Le maître tenait beaucoup à son ancienne bibliothèque et il ne la jetait qu’à contrecœur. Il voulait quelque chose qui lui ressembla autant que possible. Dans les dimensions, dans le style, dans l’âme. Ce meuble avait une âme, nous non. Je devais en retenir chaque contour, chaque angle, chaque élément, chaque mesure pour être capable de les reproduire. Bien sûr, il était hors de question de garder l’ancienne bibliothèque pour avoir le modèle sous les yeux : on ne pouvait pas prendre le risque que les termites contaminent la nouvelle. Tout a été brûlé, j’ai dû travailler de mémoire. Cela me prit plusieurs mois tant la sculpture du bois était fine et le meuble grand. Je fus néanmoins content du résultat. Quand je le montrai au maître en revanche, il en fut à peine satisfait et tandis que je repartais dans ma case et qu’on ramenait les caisses pour replacer les livres, j’en vis une entrouverte qui était posée dans le couloir. Elle était grande. Elle m’arrivait à la taille. Je jetais un coup d’œil à l’intérieur. Les livres s’y comptaient par dizaines. Peut-être plus de cent dans cette seule caisse. Mon cœur se serra. On s’activait dans les pièces à côté et un domestique passa dans le couloir. Le souffle coupé par ces ouvrages, je ne sus qu’arrêter mes pas. Le domestique était déjà loin. Je ne sais ce qui me prit, je m’emparai d’un livre, le cachai sous ma tunique et sortis de la demeure inquiet déjà de mon forfait. Je voulais le ramener avant que quelqu’un ne me vît, mais mes pieds se refusaient à faire demi-tour. Je croisais alors la fille du maître et je me sentis terrifié comme si je venais de la toucher. Je n’étais rien et le rien que j’étais venait de voler. Si j’étais pris, le châtiment serait à l’inverse de mon insignifiance. Cette perspective me donna le courage de paraître innocent et j’achevais de croiser Mademoiselle et de quitter la demeure avec naturel.

— Avez-vous eu des ennuis par la suite ?

— Si je suis devant vous aujourd’hui, c’est que personne n’a jamais rien soupçonné. J’avais ma propre case et cacher le livre fut plus facile.

— Vous l’avez étudié sous toutes les coutures le soir venu, j’imagine.

— Au prix des bougies, vous pensez bien que nous n’en avions pas. Elles étaient réservées à la demeure du maître. Et ce premier soir, j’étais encore trop bouleversé par mon forfait pour oser prendre le livre. J’imaginais à chaque instant le maître furieux arriver pour me faire passer le goût du vol. Il me fallut un mois pour trouver à la fois l’occasion et le courage de tirer le livre de sa cachette par une belle pleine lune qui éclairait le monde d’une lumière sombre et bleuté qui donnait un quelque chose de surnaturel à l’instant. J’ignorais tout de l’ouvrage que j’avais pris, mais lorsque je l’ouvris, une marée de lettres éclaboussa mon âme jusqu’à une profondeur que je ne soupçonnais pas. Ce premier instant passé, je laissais avec bonheur mes doigts glisser sur l’onde blanche et noire qui m’envahissait. Peu à peu, je tâchais d’y distinguer mes sept trésors, A – B – C – D – E – F – G. Cela me fut difficile. Je me trouvais nez à nez avec mon ignorance et la folie de Ferdinand me parut d’un coup moins grande que la mienne.

— C’est grâce à ce livre que vous avez appris à lire ?

— Comme vous allez vite !… Il me fallut deux ans pour cela. Pour tout dire, à dix-huit ou vingt ans, j’étais de plus en plus intrigué par Philippa, mon cœur se laissait saisir sans résistance par ses charmes et son sourire qui était tel un croissant de lune qui enchante la nuit. Aussi, lorsque je dis que je savais lire, disons plutôt que je savais déchiffrer certains mots simples. Mais je ne devais pas tout à fait mes progrès en la matière à mon huitième trésor. Il fut mon objet d’étude, c’est certain. Le plus jeune fils du maître qui avait l’âge d’ânonner ses lettres et ses premiers mots n’allait pas à l’école, mais avait un précepteur. Pour le maître, c’était une façon de montrer sa richesse. J’avais remarqué depuis longtemps quels jours et à quelles heures, le petit Gabriel était instruit et je tentais autant que possible de trouver raison pour avoir des choses à faire devant les fenêtres de la salle d’étude à ces moments-là. Par chance, celle-ci était au rez-de-chaussée, ce qui facilita mon apprentissage. Enfant, j’avais appris sans le vouloir, jeune homme, apprendre et conquérir Philippa étaient mes seules volontés. Je devais cependant me montrer discret, car si le cœur a parfois le droit de se dévoiler, d’autres desseins doivent rester secrets.

— En fait, vous avez appris à lire presque de la même façon que vos maîtres.

— Presque… Et comme j’apprenais à lire, je gagnais aussi Philippa. Je mis des années à lui avouer mon secret. Nous eûmes trois fils. Notre seule fille mourut quelques jours après sa naissance.

— C’est donc ainsi que vous avez appris à lire.

— Oui.

— Quelle histoire ! Avez-vous appris à lire à vos fils par la suite ?

— Quand ils furent en âge de garder un secret, je les instruisis du mien.

— Et Philippa ?

— Elle n’a jamais voulu. C’était un trésor qu’elle ne voulait pas posséder. Le seul qui l’intéressait était la liberté.

— Et le premier livre ? Celui que vous avez trouvé après l’ouragan ? Tout à l’heure, vous avez laissé entendre que…

— … que je l’avais retrouvé ? C’est le cas. J’avais voulu appelé mon fils aîné Toussaint, en mémoire du célèbre général. Hélas, le maître ne m’a pas laissé faire. Cependant, nous lui avons souvent raconté cette histoire et c’est sous ce nom qu’au printemps 1848, il s’engagea dans la révolte avec ses frères. Ils voulurent m’enrôler, mais j’avais trop peur pour leur mère ; mon devoir était de la protéger, non plus de me battre pour une liberté que nous désirions néanmoins tous avec une ardeur qui n’avait rien perdue et je laissais ce combat à la jeune génération. Il ne dura pas, mais me prit deux de mes fils, dont Toussaint. Le 27 mai, sous la proclamation d’un gouverneur acculé, je pus me dire homme libre. Pour la première fois de ma vie, je n’étais plus un nègre, mais un homme. Et j’étais libre. Une joie douloureuse m’envahit dans un premier temps.

— Douloureuse ?

— Toussaint et Dominique étaient morts. Les enfants n’ont pas à mourir pour que leurs parents soient libres. C’était à moi à mourir pour mes fils et non l’inverse et je me reprochais et me reproche toujours cette décision de ne pas les avoir renvoyés vivre pour mourir à leur place. Leur mère avait plus besoin d’eux que de moi. La douleur grandit quand je songeais à Ferdinand mort dévoré sur son esquif à voguer après ce rêve que je venais d’attraper pour lui, à Paul, officiellement mort en courant lui aussi après ce rêve, à Marthe, qui sans doute s’était bien débattue lorsque son maître l’avait engrossée. Cette douleur-là n’était rien face à celle que Philippa, notre dernier fils Joseph et moi-même éprouvâmes quand, quelques semaines plus tard, nous apprîmes que quelques jours avant l’insurrection qui avait coûté la vie à Toussaint et Dominique, le sous-secrétaire d’État à la Marine Victor Schoelcher avait aboli l’esclavage dans toutes les colonies françaises.

— Le 27 avril.

— C’est ça. Ainsi, mes deux fils à qui j’avais appris ma liberté, celle qui se lit, sont morts pour gagner la vraie, celle qui se vit, ignorant qu’ils l’avaient déjà. Le 1er janvier 1849, alors que Philippa ne s’en remettait pas, Aimée se présenta devant notre case. Je ne l’avais pas revue depuis l’adolescence et ces années perdues furent longues à rattraper. La femme de Joseph était grosse et sa tante, en cadeau au petit à naître, lui tendit un ouvrage que je ne reconnus pas tout d’abord. C’était un de ses rares biens, son trésor à elle. Elle raconta comment elle avait trouvé un coffret un jour, après un énième ouragan, la petite boîte sortait à moitié du sol et elle avait butté dessus. C’est quand elle décrivit la scène que ma mémoire s’éveilla. Je saisis alors le vieux livre. Elle ignorait encore que je savais lire. Lorsque je l’eus entre les mains pour la première fois, ce n’était pas encore le cas et je découvrais avec un plaisir non fin ce qu’il contenait. Sur la couverture, on pouvait encore déchiffrer le titre : Candide. Ma chère sœur ne fut pas peu surprise de découvrir ce secret qui désormais n’avait plus à en être un car tout homme libre a le droit de lire. J’ouvrais le livre au hasard et commençais à lire à voix haute. C’était le chapitre 19, celui qui traite de l’esclavage.

— Curieux hasard.

— En effet.

— Et après ?

— Après l’abolition, j’appris à écrire. Cela me permettait de tenir debout malgré la culpabilité qui me rongeait. Philippa mourut en 1850. Aimée était repartie sur son île. Je me retrouvais seul chez moi pour la première fois depuis des décennies. La journée de travail achevée, je n’avais plus ni à apprendre à lire, ni à être mari, ni à être père. C’est ainsi que je passais pour la première fois les portes de la bibliothèque municipale. Je dévorais les livres et apprenais du même coup les règles d’orthographe qui me manquaient. Je devins secrétaire. J’achetais du papier et commençais à écrire des histoires. Lorsqu’elle eut six ans, j’offrais à ma petite-fille Paula un abécédaire dont elle sut tout de suite la valeur. Depuis toujours, ses parents et moi lui répétions le trésor qui avait été le mien enfant et elle se sentit à son tour détentrice d’un séculaire secret. Adulte, elle est devenue institutrice. Ce n’était pas courant. Après avoir été nommée, elle vint me voir, fière, pour m’annoncer la nouvelle. « Tu sais, grand-père, c’est grâce à toi. » m’a-t-elle dit. Parce qu’un jour, tout petiot, j’ai balayé la cour d’une école en laissant traîner mes oreilles.

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