Salon hanté
Regardez-les. Tous les trois attablés devant la télé à manger leur rôti de veau cramé aux petits pois. Pas un ne me voit. Je peux faire tinter tout ce que je veux, pas un ne tournerait la tête. Je suis in-vi-si-ble. « Booouuuhh, boouuuhh. »
Non, rien, rien de rien. Et lui là, avec ses trois poils sur le menton pour se donner un genre, il arrive quand-même à se mettre des miettes dedans. Et pis franchement, c’est à se demander s’il a déjà eu des cheveux. Il devrait se couper sa barbe et se la coller sur le caillou, ça ferait moins ridicule ! Même le programme qu’ils ont mis est ridicule. Ces gosses qui s’égosillent comme s’ils avaient une belle voix ! Ah ! Moi, moi parbleu, j’en ai une de belle voix ! Ah ça ! Si seulement je n’avais pas eu une belle voix, je ne serais pas coincé ici ! J’vous jure, quelle co****** parfois la vie !
Et voilà la gamine qui attrape son sac et qui s’en va. Celle-là aussi, à toujours tout mettre en avant comme dans un self-service. Il paraît que je suis son fantôme à elle. Quelle arnaque ! J’ai l’air d’être son fantôme ? Je ne suis le fantôme de personne !
… J’suis c** ! Bien sûr que j’suis un fantôme. Personne ne me voit ou ne m’entend, je suis transparent, bien sûr que oui j’en suis un ! Quelle foutaise la vie !
Et regardez-moi ça, v’là madame qui range la table ! Et lui, devant son fromage et sa télé : « et tu ne veux pas ceci, et tu ne veux pas cela… » Mais remue toi les miches un peu ! Tu veux quoi, être son esclave jusqu’à ta mort ? L’émancipation des femmes, ça te dit quelque chose ? Bah… quand j’pense que tous les jours c’est pareil ! Y en a pas un pour rattraper l’autre. Maintenant elle va tout mettre dans le lave-vaisselle, à moins qu’il refuse de marcher, auquel cas il faudra qu’elle s’y colle pendant que lui ira tondre leur petit carré de pelouse. Prévisibles comme des métronomes ! Et pis elle nourrira le chat et pis la gamine rentrera et se mettra à table pour faire ses devoirs pendant que lui regardera son foot à côté, elle soupirera de plus en plus fort pour qu’il se décide à baisser et il refusera, lui dira qu’elle n’a qu’à aller dans sa chambre sauf qu’elle est en bordel, sa chambre, et qu’elle pique une crise quand sa mère lui demande d’y mettre de l’ordre.
Bon sang, qu’est-ce que j’ai fait pour mériter ça ? Pathétique. Quand je pense qu’à la maison voisine, y en a deux de fantômes. Je l’sais, j’les entends parfois. Bon, ils ont eu aussi peu de chance que moi à la loterie, sinon ce ne seraient pas des fantômes, mais au moins ils peuvent se soutenir et faire tinter l’bidule ensemble. Moi j’suis coincé avec mes trois idiots et un chat. Quand j’pense que même pour cet abruti de matou j’suis invisible ! Au début, c’est sûr, il me voyait, il rêvait sans doute même de moi. Maintenant, bah j’fais partie des meubles.
Et voilà, comme annoncé, la gamine arrive. Ah, elle n’a pas l’air bien. Elle pose son sac à mes pieds, m’ignore, normal, va voir sa mère. Ça ne se passera pas comme ça ! « Boooouuuuhhhh, boooouuuuhhh !! » Eh, j’suis là ! Pfff ! Pourquoi je m’égosille ? Autant pisser dans un violon ! Ah, on dirait qu’elle a eu une mauvaise note, y a la mère qui ralle. V’là le père qui s’y met, c’est ça, enfonce-la encore davantage. Attention, la tension monte d’un cran, tout le monde est focalisé sur l’objectif ! Va-t-il marqué ? Oui, oui… et… BUUUUT ! Elle pleure ! Bien joué ! La v’là qui monte dans sa chambre et claque la porte ! Le tiercé gagnant ! Comme ça, au lieu de faire ses devoirs, elle va bouder là-haut et du coup, n’ayant pas appris ses leçons, qu’est-ce qu’elle rapportera la prochaine fois, une mauvaise note… Efficace comme méthode.
Et au milieu de tout ça, moi j’suis où ? Ben, nulle part évidemment. Et le voilà qui se remet d’vant sa télé. Ah celle-là, il la voit, y a pas de problème ! Mais moi… Allez, l’abruti numéro 1 court après le ballon, mais l’idiot numéro 2 lui pique et s’en va marquer… Ah, raté. Mais qu’est-ce que j’ai fait pour mériter ça ? Si seulement j’pouvais tout recommencer. En fait, non, ça changerait rien et pis me retaper ces trous du cul depuis le début, non merci ! Mais ne plus être un fantôme, ne plus rêver l’extérieur, mais y être… Condamné à hanté ce p*tain de salon de 15 m². C’est pas beau ça, hein, c’est pas beau ? Mais quelle arnaque !
Enfin…
Et v’là la boniche qui va servir le repas du soir. Ah, je ris. Parfois j’me demande si c’est pas eux qui sont les plus à plaindre à passer leur vie à rien foutre alors qu’elle est à portée de leurs mains, qu’ils peuvent bouger, sortir, mais qui finalement ne voient rien plutôt que moi qui vois tout, mais qui suis bloqué ici. J’suis c**, bien sûr que c’est moi qui suis le plus à plaindre.
Allez, v’là la gamine qui redescend pour bouffer. On dirait qu’elle est calmée. Mais, elle vient dans ma direction dis-donc. Me verra-t-elle ? Mais pourquoi j’y crois encore, moi ? J’suis un fantôme, pourquoi elle me verrait ? Elle s’avance, regarde droit dans ma direction. C’est ça le problème, elle regarde, mais ne voit rien.
« Booooooouuuuuuuhhhhh boooooouuuuuhhhhhh !
— Allez, chante mon bel oiseau, chante. »